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Le gouvernement carolingien : Commentaire de texte

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L'ordinatio imperii, juillet 817.
Edition A. Boretius, Monumenta Germaniae Historica, Legum Sectio II, Capitularia regum Francorum, t. 1, Hanovre, 1883, n° 136, p. 270-273. Traduction J.-P. Brunterc'h, Archives de la France, tome 1, Vème-XIème siècle, Paris, 1994, p. 226-240.
Tx.« Au nom du seigneur Dieu et de Notre Sauveur Jésus-Christ, Louis par l'ordre de la providence divine empereur auguste.

Comme nous, au nom de Dieu, l'an de l'incarnation du Seigneur huit cent dix-sept, lors de la dixième indiction et de la quatrième année de notre empire, au mois de juillet, nous avions réuni en notre palais d'Aix, selon l'usage accoutumé, l'assemblée sainte et générale de notre peuple pour traiter des affaires de l'Eglise et de tout notre empire et comme nous nous y employions, voici que, soudain, sous l'inspiration divine, nos fidèles nous engagèrent, puisque nous nous maintenions en bonne santé et qu'en tout lieu la paix nous avait été octroyée par Dieu, à nous occuper selon l'usage de nos pères du statut de tout le royaume et de la situation de nos fils. Mais, bien que cette invitation fût faite avec dévotion et fidélité, il ne parut nullement bon à nous et à ceux qui ont un jugement sain que, par amour de nos fils ou pour leur être agréable, l'unité de l'Empire que Dieu a conservé fût rompue par une division humaine, de peur qu'en cette occasion un scandale ne naquît dans la sainte Eglise et que nous ne fissions offense à Celui au pouvoir de qui sont soumis les droits de tous les royaumes. Pour cette raison, nous avons estimé nécessaire d'obtenir de Lui par des jeûnes, des prières et des distributions d'aumônes ce que notre faiblesse n'osait pas se permettre. Après que ces célébrations eurent duré trois jours selon le rite, c'est par la volonté de Dieu tout-puissant – telle est notre conviction – qu'il advint que nos vœux et ceux notre peuple tout entier convergèrent pour élire notre cher fils aîné, Lothaire. Puisque ce dernier, de cette façon, a donc été manifestement choisi par la Providence divine, il nous a plu ainsi qu'à tout notre peuple qu'une fois couronné, selon l'usage solennel, du diadème impérial, il fût institué d'après le vœu commun notre associé et notre successeur à l'Empire, si le Seigneur veut qu'il en soit ainsi. A l'égard de ses autres frères, c'est-à-dire de Pépin et de Louis, notre homonyme, fut prise en commun la mesure suivante : il a plu de les parer du titre de roi et de déterminer les lieux désignés plus bas, dans lesquels après notre décès, ils possèderont la puissance royale sous leur frère aîné conformément aux articles énoncés ci-dessous, qui contiennent les dispositions par lesquelles nous avons réglé leurs rapports. Ces articles, c'est à cause de l'intérêt de l'Empire et dans le but de conserver entre nos fils une paix perpétuelle et d'assurer la défense de l'Eglise tout entière qu'il nous a plu de les arrêter avec tous nos fidèles, de les consigner par écrit après les avoir arrêtés et de les confirmer de nos propres mains après les avoir consignés par écrit, pour qu'avec l'aide de Dieu, de même que tous ont eu le désir commun de prendre ces décisions, de même tous en commun se dévouent pour les conserver inviolablement afin que nos fils et le peuple chrétien tout entier soient perpétuellement en paix, en préservant en toutes choses notre puissance impériale sur nos fils et sur notre peuple, avec toute l'obéissance qui est rendue à un père par ses fils et à un empereur et roi par ses peuples.

Art. 1. Nous voulons que Pépin ait l'Aquitaine, la Gascogne, la marche de Toulouse tout entière et outre quatre comtés : en Septimanie, le Carcassès, et, en Bourgogne, l'Autunois, l'Avallonais et le Nivernais.
2. De même nous voulons que Louis ait la Bavière, les Carinthiens, les Bohêmes, les Avars et les Slaves, qui sont au-delà de la Bavière orientale, et en outre deux domaines royaux à son usage dans le pays de Nordgau : Lauterhofen et Ingolstadt.
3. Nous voulons que les deux frères qui sont désignés sous le nom de roi soient maîtres d'exercer leur propre pouvoir dans la distribution des honneurs à l'intérieur de la région soumise à leur pouvoir, pourvu que dans les évêchés et les abbayes l'ordre ecclésiastique soit maintenu et qu'en donnant les autres honneurs, la probité et l'intérêt général soient préservés.
4. De même nous voulons qu'une fois par an, en temps opportun, soit ensemble, soit séparément, selon ce que permettront les circonstances, ils viennent avec leurs dons vers leur frère aîné pour lui rendre visite, le voir et traiter avec un amour fraternel réciproque de ce qui est nécessaire et de ce qui touche à l'intérêt commun et à la perpétuation de la paix. Et si par hasard l'un d'eux, empêché par quelque inévitable nécessité, n'a pu venir en temps accoutumé et opportun, qu'il le fasse savoir à son frère aîné en lui envoyant des ambassadeurs et de dons, à la seule condition qu'aussitôt qu'une possibilité se présentera en un moment propice, il ne néglige pas de venir sous quelque prétexte.
[...]
7. De même nous voulons qu'en aucune façon ils ne se permettent de faire la paix et d'entreprendre la guerre contre les nations étrangères, qui sont ennemies de cet Empire préservé par Dieu, sans l'avis et le consentement de leur frère aîné. Cependant, en cas d'attaque par des ennemis surgissant tout à coup ou en cas d'incursions inopinées, qu'ils s'emploient, selon leurs forces, à les repousser par eux-mêmes.
[...]
14. Cependant, si l'un d'eux en mourant a laissé des fils légitimes, qu'entre ces derniers le pouvoir lui-même ne fasse pas l'objet d'un partage ; mais plutôt que le peuple se réunisse pareillement et élise l'un d'entre eux celui que le Seigneur voudra ; et que ce dernier soit accueilli par l'aîné des frères comme un frère et un fils et, après avoir été élevé à l'honneur paternel, qu'il respecte par tous les moyens ces dispositions constitutives à l'égard de l'aîné. A propos des autres enfants, qu'ils délibèrent avec un pieux amour sur la manière de les protéger selon l'usage de nos pères et de les avoir parmi leurs conseillers.
15. Si l'un d'eux est mort sans enfants légitimes, que son pouvoir revienne à son frère aîné. Et s'il arrive qu'il ait des enfants issus de concubines, nous engageons l'aîné à agir envers eux avec miséricorde.
[...]
17. Quant au royaume d'Italie, qu'il soit soumis en tout à notre susdit fils, si Dieu veut qu'il soit notre successeur, tout comme il a été soumis à notre père et comme il demeure à présent soumis à la volonté de Dieu.
18. Voici également ce que nous recommandons en faisant appel au dévouement de notre peuple tout entier et à ce qui jouit d'un très grand renom chez la plupart des nations, c'est-à-dire au caractère inébranlable d'une très sincère fidélité : si ce fils qui est nôtre et qui nous succédera avec l'assentiment de Dieu quitte les réalités humaines sans avoir d'enfants légitimes, qu'en élisant pour le salut de tous, la tranquillité de l'Eglise et l'unité de l'Empire l'un de nos enfants, si ceux-ci survivent à leur frère, l'on se conforme aux dispositions que nous avons prises lors de cette élection, afin qu'en l'instituant ce ne soit pas la volonté humaine mais celle de Dieu que l'on cherche à accomplir
».

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Louis le Pieux succède officiellement à Charlemagne, le 27 février 814, au palais d'Aix-La-Chapelle pour régner jusqu'en 840 sur un Empire couvrant une grande partie de l'Europe actuelle. Associé au pouvoir dès 813, Louis engage dès 816 une réforme devant garantir et prolonger les conquêtes de son père. L'un des actes majeurs de ce début de règne est l'ordinatio imperii, produit en 817 au nom de Louis le Pieux dans le but d'exposer quelques règles claires concernant l'Empire et son avenir.
L'ordinatio imperii, aussi limpide qu'elle puisse paraître, ne fait pas oublier les contraintes auxquelles Louis doit faire face ; traditions politiques, conflits, aristocratie ambitieuse, etc., les obstacles sont nombreux. Le règne de Louis est en effet un paradoxe : l'idéologie impériale que son entourage s'efforce de ciseler est constamment contrariée par une succession de crises capables de remettre en cause la légitimité de l'empereur. Le ton adopté ne doit en effet pas faire oublier que l'ordinatio imperii est produite dans un contexte difficile et que les résistances sont nombreuses.
En prenant en compte tous ces aspects, il faut ici décrire cet idéal impérial véhiculé par l'ordinatio imperii à travers deux aspects essentiels : l'unité chrétienne (I) et l'unité territoriale (II).


I- L'unité chrétienne

Cette recherche de cohésion n'est pas neuve mais prend une ampleur nouvelle sous le règne de Louis. Elle trouve sa légitimité dans le renforcement de l'inspiration chrétienne de la politique impériale.

  • A- Prolonger l'œuvre de Charlemagne
Louis hérite d'un territoire très vaste conquis par son père. L'idéologie impériale développée par l'entourage de Louis le Pieux doit permettre de donner plus de cohérence à cette variété de royaumes placés sous l'autorité carolingienne.
Ce renforcement doctrinal se ressent dans les titulatures même que Louis adopte désormais dans les actes officiels : alors que Charlemagne tenait à rappeler qu'il était empereur mais aussi roi des Francs et des Lombards, Louis signale simplement qu'il est « empereur auguste ». Seul compte désormais l'Empire, universel et indivisible.
Un seul empire, un seul peuple. Dans l'ordinatio, on insiste aussi beaucoup sur l'idée de concorde et sur le lien liant l'empereur à ses sujets, sur lesquels il veille de façon presque paternelle. D'après le texte, sa politique résulte d'un consentement populaire sans cesse renouvelé (à l'occasion des assemblées notamment). C'est d'ailleurs d'un peuple chrétien dont il s'agit : la religion assure la cohésion de cet Empire.

  • B- Une conception augustinienne du pouvoir
Charlemagne avait mis en place les bases d'un régime théocratique, se sentant investi d'une mission chrétienne et devant par conséquent assurer le salut de son peuple.
Par conviction personnelle et/ou calcul politique, Louis le Pieux va plus loin encore pour faire correspondre politique impériale et unité chrétienne. Cette association est rappelée tout au long du texte. L'Empire doit se rapprocher du modèle proposé par saint Augustin dans La Cité de Dieu. Dans la politique de Louis, on retrouve aussi la doctrine paulinienne (saint Paul, première épître aux Corinthiens : « vous êtes le corps du Christ et vous êtes ses membres ») ; doctrine reprise à l'envi par les partisans de l'empereur. A titre de complément, on peut citer cette fameuse lettre d'Agobard, archevêque de Lyon adressée en 817 à Louis le Pieux : dans la lignée de l'ordinatio imperii, Agobard souhaite que cet idéal impérial soit poussé plus loin encore, unifiant les peuples et le droit notamment (cf. son plaidoyer contre la personnalité des lois).
Aux justifications théoriques, s'ajoutent une décision concrète : l'Empire doit garder sa cohérence territoriale.


II- L'unité territoriale

La succession à l'Empire est donc organisée, pour longtemps pense t-on. Mais l'ordinatio imperii divise finalement plus qu'elle ne rassemble : en bousculant les habitudes politiques et idéologiques, elle crée des tensions et creuse le fossé entre partisans et adversaires de l'empereur.

  • A- Remise en cause des traditions politiques
Charlemagne avait en 806 prévu de diviser son territoire entre ses fils, sans se soucier réellement de la succession à l'Empire. Louis étant finalement le seul fils à lui survivre, le problème ne se posa pas. Le contexte est différent sous Louis le Pieux et ce dernier entend régler la question rapidement après son arrivée à la tête de l'Empire.
Il suit l'exemple de son père qui l'avait associé au pouvoir en le couronnant empereur dès 813 : Louis fit de même avec son propre fils Lothaire en 817. C'est un événement rappelé dans l'ordinatio. Mais contrairement à Charlemagne, contrairement aux coutumes franques, Louis écarte l'idée d'un partage égal entre ses héritiers : les frères cadets de Lothaire seront placés à la tête de royaumes et dépendront de leur aîné. Comme il le signale expressément dans le texte, Louis sacrifie donc à l'unité impériale la conception patrimoniale du pouvoir, si caractéristique de la royauté franque.

  • B- Les résistances
L'ordinatio suscite beaucoup de mécontentements. Celui des autres fils, simples rois et inférieurs à Lothaire, paré du titre impérial. Celui du neveu de Louis, Bernard, fait roi d'Italie par son grand-père Charlemagne mais négligé par Louis : l'ordinatio imperii a pour conséquence de lui retirer tout gouvernement. Il se révolta, fut fait prisonnier, mais cet épisode eut des effets graves : condamné à mort, Louis le gracie en ordonnant « simplement » qu'on l'aveugle ! La mort de Bernard trois jours après ce supplice jeta alors le discrédit sur Louis qui devra rendre compte de sa politique en faisant publiquement pénitence en 822.
Finalement, pas même Louis ne résiste à la politique instaurée par l'ordinatio : dès la naissance de son fils Charles que Judith, sa seconde épouse, met au monde en 823, cette sage organisation est remise en cause : sous la pression de la famille de Judith et d'une partie de l'aristocratie, il est décidé que Charles hérite lui aussi d'une partie de l'Empire. L'harmonie proclamée en 817 vole alors en éclat ; l'espoir de voir naître un Etat carolingien à l'abri des contingences humaines également.

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