Avant le XIIIème s. l'idée d'une autorité souveraine supérieure à la féodalité n'a rien de naturelle. Pour toutes les forces politiques en présence, le roi, certes développe son autorité de seigneur, mais il continue d'exercer un pouvoir direct, personnel, né de l'hommage.
Durant le XIIIème s., et notamment son dernier quart, le pouvoir royal change de physionomie. Le développement de la réflexion rationnelle entraîne un progrès de la conscience politique. La nature du pouvoir capétien change et l'autorité royale s'accroit à l'intérieur de la féodalité. Le capétien se mue en souverain (1). Cet épanouissement de l'autorité souveraine va de pair avec l'extension de l'appareil administratif royal, tant central que local (2).
1. Du roi suzerain au roi souverain
Du XIIIème au XVème s., le renouvellement royal s'impose dans les mentalités et triomphe du modèle féodal antérieur. La royauté se dote d'une idéologie et de moyens nouveaux qui lui permettent de passer d'une nature suzeraine, qui la rattache au système politique précédent, à une nature souveraine, qui implique un exercice sans partage du pouvoir, les ordres du souverain devant s'imposer à tous. Ce processus s'opère à l'intérieur du royaume (1.1.) et, avec plus de difficultés, à l'extérieur (1.2.).
1.1. La reconquête progressive des prérogatives royales
Avant le XIIIème s. la doctrine savante fait certes du roi un personnage exceptionnel, notamment par la dimension mystique que lui confère le sacre, mais, pour autant, elle continue de le situer dans l'organigramme politique féodo-vassalique. Le roi est suzerain et, s'il domine la pyramide féodo-vassalique, il n'en contrôle pas cependant la nébuleuse complexe, spécialement les arrières vassaux davantage liés à leur seigneur direct qu'à un roi parfois lointain. On oppose d'ailleurs à ce dernier la maxime « le vassal de mon vassal n'est pas mon vassal ».
C'est depuis l'abbé de Saint-Denis, Suger (1081-1251), qu'un nouveau système politique se substitue progressivement à celui fondé sur la technique du serment personnel. Le concept encore tacite de souveraineté fait son apparition, incarné dans la personne du roi. Celle-ci englobe à elle seule toutes les prérogatives de puissance publique et induit l'obéissance désormais de la communauté des sujets, indépendamment de tout lien personnel de rattachement au roi. Le cheminement fut long pour aboutir à la métamorphose d'une royauté féodale suzeraine à une royauté souveraine, comprise comme un pouvoir unique coiffant l'organisation féodale. Ce processus est le résultat de la conjonction de l'augustinisme politique qui insiste sur la majesté royale, de la nouvelle puissance financière du roi et de l'extension du territoire royal.
La royauté ainsi affirmée (A) tend également à se fixer grâce à l'ébauche d'un statut spécifique, transcendant la personne du roi. Cette royauté stabilisée (B) est représentée par la couronne qui symbolise les principes de continuité et de permanence, nécessaires au développement et au fonctionnement de l'État renaissant sur les décombres de la féodalité.
1.1.1. Une royauté affirmée
A partir de la seconde moitié du XIIIème s. les théoriciens du pouvoir s'appliquent à libérer le roi de l'enchevêtrement féodal, en rappelant notamment qu'il ne doit rendre hommage à personne (Suger) et en affirmant avec vigueur qu'il ne tient son pouvoir de personne (Livre de Jostice et de Plet).
Suger, Mémoire sur son administration abbatiale, iv, éd. M. Bur, La Geste de Louis VI, Paris, 1994, p. 224-225 :
« Le célèbre comté du Vexin, entre Oise et Epte, est, d'après les chartes, un fief propre de l'abbaye de Saint-Denis. Alors que le roi Louis VI, fils de Philippe Ier, allait en hâte s'opposer à l'invasion de l'empereur romain dans le royaume de France, il reconnut en plein chapitre de Saint-Denis le tenir en fief de lui et être tenu à l'hommage, au titre de porte-étendard, s'il n'avait été roi. Ensuite, avec l'aide de Dieu, nous entreprîmes d'y augmenter notre domaine comme suit : ce même roi Louis nous octroya l'église de Cergy et la franchise de cour. À la dédicace de l'église, son fils Louis VII, pour le salut de son âme, la protection de sa personne et du royaume, nous donna avec une générosité royale les droits de passage dans cette seigneurie et tous ses revenus, sauf l'avoine et le vin. De plus, il offrit aux bienheureux martyrs ce qu'il avait à Corneilles, à Osny et à Trappes, sauf le droit de gîte. Pour notre part, nous avons avec un soin continuel et une constante prévoyance poussé la culture des terres et des vignes, réduit la rapacité des maires et des sergents, repoussé les entreprises odieuses d'avoués malhonnêtes, ce qui nous imposa beaucoup de frais au début de notre abbatiat ».
Tout le travail des juristes de Philippe Auguste et de Louis IX, notamment, est d'imposer l'idée que le roi incarne un pouvoir lui permettant de contrôler tous les échelons de la pyramide féodale. Un cap est désormais franchi par rapport à la période précédente où le droit féodal ne faisait que placer le roi au sommet de la hiérarchie politique (suzeraineté). Sans que le terme de souveraineté s'épanouisse immédiatement, plusieurs phénomènes insistent néanmoins sur son émergence. C'est d'abord par l'action royale, notamment judiciaire et politique, que le roi déploie son autorité. Juge suprême féodal, il n'hésite plus à trancher les conflits féodaux dans le sens qui convient à sa propre politique. Il étend également son action politique directe sur toute une partie de la vassalité du royaume (vassaux, arrières vassaux) et des seigneurs particuliers. Le roi joue ainsi de certains leviers (fief rente, hommage lige) pour restructurer une hiérarchie féodale favorable à ses intérêts. Le charisme royal, l'extension du domaine, le prestige de la justice du roi et sa puissance financière rendent possible le processus de recomposition politique. Mais ce mouvement n'aurait certainement pas été aussi rapide et efficace sans l'outillage conceptuel fournit par le droit normand et le droit romain redécouvert – droits centralisateurs –, au sein desquels les juristes royaux puisent pour forger progressivement le concept de souveraineté. Le jurisconsulte Jean de Blanot (vers 1230-1280) est l'un de ceux là, qui écrit dans son Commentaire au titre IV des Institutes de Justinien que « le roi a l'impérium sur tous les hommes de son royaume ».
Après 1250 le terme de souveraineté est désormais utilisé dans un sens nouveau, qui tend à placer l'ensemble de la communauté politique sous l'autorité du seul roi et à englober ses composantes diffuses dans la notion plus simple et évocatrice de sujets. La formule du juriste et bailli royal Philippe de Rémi seigneur de Beaumanoir (vers 1250 – 7 juin 1296) atteste de ce changement, lorsqu'il affirme dans ses Coutumes de Beauvaisis (1283), que le « roi est souverain par-dessus tous ». Comme on le voit, un processus s'achève durant le XIIIème s., celui de la suzeraineté, et un autre débute, celui de la souveraineté, où le roi ne tient son pouvoir de personne, sinon de Dieu, tandis que les sujets relèvent désormais tous de lui.
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La suite du texte de Beaumanoir fait en quelque sorte la synthèse de cet épanouissement de l'autorité royale, en ce qu'il insiste déjà sur l'autonomie du roi en matière d'ordre public, de justice et de législation :
« [...] en tous les lieux où le roi n'est pas nommé, nous l'entendons de ceux qui tiennent en baronnie, car chaque baron est souverain en sa baronnie. Cependant, le roi est souverain par dessus tous et a, de plein droit, la garde générale de tout le royaume, par quoi il peut faire tous les établissements qu'il lui plait pour le commun profit et ce qu'il établit doit être tenu. Ainsi, il n'y a nul si grand au dessous de lui qui ne puisse être traduit en sa cour pour déni de justice ou pour faux jugement et pour tous les cas qui touchent le roi. Et parce qu'il est souverain par dessus tous, c'est lui que nous nommons quand nous parlons de cette souveraineté qui n'appartient qu'à lui [...] » (Beaumanoir, Coutumes de Beauvaisis, n° 1043).
Protecteur du royaume d'abord, le roi le devient incontestablement après qu'il a substitué sa propre paix (Paix du roi) à celle de l’Église (Paix de Dieu), dès le début du XIIIème s. Dans la continuité de ce mouvement, le roi tend à s'imposer comme le seul garant du maintien de la paix publique et donc comme le protecteur suprême (tuitio).
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Avec le déclin des structures carolingiennes l'exercice du maintien de la sécurité publique échappe à l'autorité. La violence féodale s'installe. Un mouvement d'origine épiscopale se substitue alors à la puissance publique défaillante, dans la seconde moitié du Xème s., et tente de modifier les comportements violents en leur opposant les idéaux de paix. C'est le mouvement de la « paix de Dieu ». Dans le cadre de la restauration de l'autorité royale qui émerge au XIIème s., le roi récupère l'institution de paix à son profit (ordonnance de 1155). Avec sa souveraineté retrouvée, la paix de Dieu se mue en une paix du roi. Le souverain confirme là son intention de d'exercer à nouveau seul le monopole de la protection au sein du royaume.
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Durant les temps féodaux les guerres privées sont le droit commun des nobles en matière de résolution des conflits. Le roi n'intervient pas. Mais avec la restauration progressive de son autorité, il n'hésite plus à s'ingérer dans l'ordre seigneurial. La Quarantaine-le-roi participe de cette stratégie. Les guerres privées étant des guerres de lignages, elles entraînent dans leur sillage des éléments qui parfois ignorent tout du litige. La quarantaine est donc instituée pour se préparer au conflit durant une trêve imposée de quarante jours. Toute violation de la trêve est punissable devant la justice royale. Par l'artifice de la quarantaine, le roi affirme ainsi sa souveraineté. Il intervient en effet dans ce qui constitue le cœur de la culture nobiliaire : la guerre.
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L'asseurement consiste, pour deux parties en litige, à passer un pacte de non-agression. Progressivement l'autorité royale récupère cette institution et tente de la contrôler, dans le même esprit que la Quarantaine-le-roi. L'asseurement doit être alors passé devant un représentant de l'autorité royale. La convention peut être ainsi ordonnée par l'officier royal s'il le juge utile et la violation de l'asseurement est, quant à elle, punissable de mort. Comme on le voit par l'asseurement le roi intensifie son rôle de gardien de la paix publique et il affirme, par la même occasion, son autorité.
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Autre moyen efficace permettant au roi d'imposer son statut protecteur : la sauvegarde. Elle consiste pour le roi à accorder sa protection à des individus ou à des établissements (églises, fondations royales, villes, communautés d'habitants, etc.) Sa violation est considérée comme une injure faite au roi et punissable comme tel (peines arbitraires). Les mesures de sauvegardes se multiplient à partir de Philippe Auguste et constituent donc un bon indicateur du renouveau de l'autorité du roi.
Beaumanoir l'exprime de façon limpide par ailleurs : il est dorénavant entendu que le roi, dès le dernier quart du XIIIème s., devient législateur. On sait que le processus de restauration du pouvoir normatif du prince a timidement débuté au milieu du XIIème s., avec notamment la promulgation de l'Ordonnance de Soisson en 1155. La capacité législative royale va alors progressivement s'étendre et après 1250 le roi se permet de légiférer pour l'ensemble du royaume, au risque néanmoins de se heurter à la résistance des grands vassaux du royaume. Pour éviter cet écueil, le roi doit obtenir le consentement des grands du royaume et de son domaine. A la fin du XIIIème s. la loi du roi ne devient pas encore obligatoire et applicable à tous, sur l'ensemble du royaume. Comme le rappelle Beaumanoir, l'acte royal (ordonnances, édits, établissements) doit être fait « par très grand conseil », c'est-à-dire notamment en présence des légistes, pour le « commun profit » (bien public) et en conformité avec la morale divine (« pour raisonnable cause »). Mais force est de constater qu'avec le règne de Philippe IV Le Bel, le roi gagne en autonomie normative. Au début du XIVème s. la loi du prince est de plus en plus perçue comme supérieure au droit existant (coutume), en vertu notamment de la « certaine science » du roi (certa scientia). De l'avis de ses légistes, celui-ci dispose d'une plénitude de puissance en matière législative, contre l'opinion toutefois de certains théologiens (Jean Gerson, Jean Juvénal des Ursins) ou de monarchistes tempérés (Philippe de Mézières). C'est ce tournant dans la nouvelle appréhension de la puissance législative du roi qui l'autorisera par exemple, jusqu'au XVIème s., à intervenir dans le champ normatif coutumier (abolitions, confirmations, rédaction, réformations).
Protecteur assurément, législateur de plus en plus, Beaumanoir n'omet pas enfin de rappeler que le roi est également, par excellence, « justicier suprême ». On écrira d'ailleurs encore, un peu plus tard, sous Charles VI, que « Roi et justice sont frères et ont métier l'un de l'autre, et ne peuvent l'un sans l'autre ». Au cours du XIIIème s. le roi et ses agents font ainsi triompher le principe nouveau selon lequel toute justice émane du roi. Il lui revient donc de contrôler toutes les juridictions du royaume, seigneuriales, municipales et aussi, avec plus de difficultés, ecclésiastiques. L'ensemble de ces justices sont considérées comme subalternes, c'est-à-dire subordonnées aux juridictions royales (Parlement, baillages, sénéchaussées), elles mêmes « déléguées » et soumises en dernier ressort à la « justice retenue » du roi dont elles sont issues. De plus en plus d'affaires sont alors portées à la connaissance des justices royales ou revendiquées par elles, grâce à des moyens procéduraux efficaces (appel, prévention, cas royaux). C'est ainsi que la royauté capétienne renoue avec la principale de ses fonctions régaliennes, celle là même qui avait été usurpée au roi de France durant la période féodale : la justice.
Le mouvement de redressement royal, décrit ici, est en outre renforcé par la stabilisation institutionnelle de l'État monarchique.
1.1.2. Une royauté stabilisée
C'est au XIIème s. que le terme corona (couronne) dépasse son simple rôle d'emblème de la dignité royale et désigne l'entité abstraite qui transcende la personne du roi. Peu à peu cette fiction juridique devient synonyme de la continuité de l'État et de la fonction royale, dont le roi apparaît à partir du XIVème s. comme le simple dépositaire. Cette corona, symbole de la permanence et de la continuité de l'État royal, nécessite donc des règles de transmission spécifiques (succession) et un statut patrimonial échappant également au droit commun (domaine).
De l'avènement de Hugues Capet (987) au début du XIVème s., la chaîne de transmission du pouvoir capétien ne connaît pas d'interruption ; la fonction royale est toujours transmise au fils aîné du roi défunt. Tous les rois de France durant cette période ont, en effet, un héritier naturel ; on parle du « miracle capétien ». C'est alors qu'à deux reprises, au début du XIVème s., le miracle prend fin. En 1316 la royauté se trouve confrontée à une crise successorale inédite (succession de Louis X Le Hutin), qui pousse l'entourage royal à formuler juridiquement, pour la première fois, le principe de masculinité, principe fondamental dans le système successoral de la monarchie française. Posé en 1316 il rappelle, en droit, que « femme ne succède pas à la couronne de France ». Le principe est par la suite réaffirmé et enrichit en 1328 (succession de Charles IV le Bel), sur fond de rivalité avec l'Angleterre. Il dispose que même les parents par les femmes (princesses du sang royal) sont exclus de la succession au trône (Edouard III d'Angleterre). N'ayant aucun droit à la couronne, il est interdit à ces dernières de la transmettre ; on dit qu'elles ne peuvent faire « pont et planche ».
Cette décision marquera le début de la guerre de Cent ans (conflit avec Edouard III d'Angleterre). Pour contrer les prétentions anglaises, les juristes français ont, pour l'occasion, habilement fondé leur décision en droit, en détournant le contenu de la vieille loi des francs saliens (loi salique) qui écartait les filles de la succession aux immeubles (terre des ancêtres). En vérité les légistes ont volontairement assimilé cette terre des ancêtres (terra salica) au royaume.
« A la mort du Roi Charles, les barons furent convoqués pour traiter de la garde du royaume. En effet, comme la reine était enceinte et que l'on ne pouvait préjuger le sexe de l'enfant à naître, personne n'osait, à titre précaire, assumer les prérogatives royales. Toute la question était de savoir à qui, par droit de proximité, devait être confiée la garde du royaume. Les Anglais déclaraient que leur jeune Roi Edouard était le plus proche parent en tant que fils d'une fille de Philippe le Bel, et par conséquent neveu du feu Roi Charles. Si donc la reine ne mettait pas au monde un enfant mâle, ce prince devrait assumer le gouvernement du royaume plutôt que Philippe, comte de Valois, qui n'était que cousin germain du défunt. Nombre de juristes compétents en droit canon et en droit civil s'accordèrent cependant à déclarer qu'Isabelle, reine d'Angleterre, fille de Philippe le Bel et sœur du feu Roi Charles, était écartée de la garde et de la conduite du royaume, non en raison du degré de parenté mais à cause de son sexe : à supposer qu'elle eût été homme, la garde et le gouvernement du royaume lui eussent été attribués. A cette polémique se liait la question du trône. Les Français n'admettaient pas sans émotion l'idée d'être assujettis à l'Angleterre. Or si le fils d'Isabelle avait quelque droit à alléguer, il tenait ce droit de sa mère. Sa mère n'ayant aucun droit, il en allait de même du fils. Autrement c'eût été admettre que l'accessoire l'emporte sur le principal. Cette sentence ayant été retenue comme la plus sensée et adoptée par les barons, la garde du royaume fut donnée à Philippe, comte de Valois, et il reçu alors le titre de régent du royaume ».
Ces épisodes ont contribué à fixer le contenu de la coutume successorale royale : la couronne de France se transmet de père en fils, par ordre de primogéniture ; les femmes et leurs descendants en sont exclus ; et à défaut de descendant en ligne directe, c'est le parent mâle le plus proche du roi en ligne collatérale qui succède.
Plus tard, au début du XVème s., la stabilisation royale franchit une étape. On admet désormais – là encore sur fond de conflit avec l'Angleterre – que le roi régnant ne peut intervenir dans l'ordre successoral et ne peut donc pas disposer librement de la couronne. Celle-ci est entendue comme une réalité de droit public échappant à la volonté individuelle, y compris celle du prince. Ce principe est formulé par le juriste Jean de Terre Vermeille en 1419, dans son Traité des droits du successeur légitime aux héritages royaux. L'ouvrage est rédigé dans le contexte de la défaite française à Azincourt contre l'Angleterre et des prétentions du roi anglais, Henri V, à la couronne de France. Pour l'auteur, il convient de ne pas confondre les successions ordinaires, de droit privé, et la succession au trône. Celle-ci est réglée par une coutume spéciale que le roi n'a pas le pouvoir de modifier ; il s'agit d'un statut. C'est donc par la doctrine cette fois-ci qu'un nouveau principe de droit public est posé, celui de l'indisponibilité de la couronne. Ici le roi est dans l'incapacité théorique d'instituer un héritier de son choix, car la couronne n'est qu'un dépôt indisponible (Louis XIV tentera de le faire pourtant. Cf. leçon 7). On sait en effet que la fonction royale se transmet automatiquement dès la mort du souverain (ordonnances de 1403 et 1407) à l'héritier désigné par la coutume ; on parle là d'« héritier nécessaire ».
« Car même si le roi Charles VI avait disposé d'un bon et sain entendement, et d'une franche et libre volonté, il n'aurait pu transférer son royaume ni faire que son fils en soit exhérédé et qu'il ne soit pas son héritier. Car au regard de la couronne et du royaume, les héritiers mâles du sang sont nécessaires, et le roi ne peut porter préjudice à son héritier descendant de sa chair, ni aliéner ou donner le royaume en une autre main que celle dans laquelle il doit venir par succession héréditaire, à tel point que s'il avait un fils, comme c'est à présent le cas, il ne pourrait faire qu'il ne devienne roi après lui [...]. Et à proprement parler, le roi n'a sur le royaume qu'une manière d'administration et d'usage pour en jouir seulement pendant sa vie ; et quand il a un fils, le fils, durant la vie de son père, en est réputé et censé être seigneur, et le roi son père, ou quelqu'un d'autre, ne peut le priver de ce droit ou le lui ôter, et ce même s'il le voulait et y consentait ; et dans tous les cas, il ne porterait préjudice qu'à lui-même et non pas aux autres du sang pouvant venir à la succession [...]. Et ce serait une chose trop extraordinaire que le roi, qui ne peut aliéner valablement une partie de l'héritage de sa couronne –et il le jure lors de son sacre- pût aliéner sa couronne et son royaume ».
On retrouve le même raisonnement en matière domaniale : c'est-à-dire que les biens qui relèvent de la couronne sont réputés indisponibles et inaliénables. Dans l'ancien droit français, avec l'avènement des Capétiens, s'ouvre une période de longue réflexion juridique relative au statut du domaine, en même temps qu'émerge au XIIème siècle la notion de couronne. Au XIIIème siècle les légistes français, aidés des droits savants, conçoivent peu à peu le domaine comme une personne morale distincte du prince et dotée d'un statut spécifique fondé sur l'affectation de la chose publique. De leur côté les canonistes, interprétant les textes du Décret de Gratien et des décrétales pontificales prohibant la cession des biens ecclésiastiques, préparent les premiers éléments d'une théorie de l'inaliénabilité. Les biens étant liés à la fonction, le prince-administrateur ne peut en disposer librement, ces derniers ne lui appartenant pas en propre. En France la critique des apanages amorcée dès 1318 et son interdiction affirmée successivement en 1329 par Pierre de Cugnière, en 1357 par les États généraux, mais aussi en 1419 par Jean de Terre Vermeille jusqu'à l'édit de Moulins de 1566 (cf. leçon 7), assure définitivement le passage du principe au statut pour l'inaliénabilité du domaine et son indisponibilité, ouvrant ainsi la voie à l'État moderne. L'affirmation juridique des principes d'inaliénabilité et d'indisponibilité suit en France le processus historique de construction du domaine public et contribue à conférer à l'État stabilité et permanence.
Cet ensemble de règles constitue le noyau normatif de ce que l'on nommera, à partir du XVIème s., les « lois fondamentales du royaume » (cf. leçon 7).
Ainsi qu'on le voit, la reconquête des prérogatives royales par le renforcement de la royauté souveraine et sa stabilisation institutionnelle, conforte le statut d'un roi de France princeps (premier) en son royaume. Mais qu'en est-il à l'extérieur, face notamment aux deux pouvoirs à prétention universelle : le pape et l'empereur.
1.2. La souveraineté affirmée face à l'empereur et au Pape
A partir des XIIème et XIIIème s., l'idéal d'une unité occidentale chrétienne s'épuise. L'Europe se mue en une constellation d’États souverains. La France n'échappe pas à ce mouvement, la royauté s'efforçant de bâtir son indépendance tant face à l'Empereur germanique (1.2.1.) que face au pape (1.2.2.), deux pouvoirs qui traditionnellement revendiquent la domination du monde (dominium mundi).
1.2.1. Le roi face à l'empereur
Pour le roi de France, la reconquête de sa souveraineté passe par l'affirmation de son indépendance politique et juridique face au continuateur de la pensée unificatrice carolingienne : l'empereur germanique. Même si à partir du milieu du XIIIème siècle le Saint-Empire entre en déclin, il continue néanmoins d'affirmer ses prétentions hégémoniques sur les royaumes d'Europe. Il faut dire que la redécouverte du droit romain pouvait servir ses intérêts. Parce qu'il est un droit impérial, les légistes de l'empereur d'Allemagne vont l'utiliser dans ce sens dès le milieu du XIIème s. C'est ainsi qu'ils exploitent habilement la distinction entre auctoritas et potestas, attribuant le premier, supérieur en dignité, à l'empereur et le second, dépendant du premier, aux rois. Mais, alors même que les légistes impériaux font des princes occidentaux les subalternes de l'empereur, les théoriciens français du pouvoir affirment de leur côté que « le roi est empereur en son royaume » et qu'il ne se reconnaît « nul supérieur au temporel ». Cette dernière formule est tirée de la décrétale « per venerabilem » de 1202, du pape Innocent III, dont les légistes du roi de France n'ont pas hésité à orienter le contenu dans un sens « indépendantiste », qui n'était certainement pas celui initialement voulu par le pape.
Au début du XIVème s., l'empereur d'Allemagne Henri IV fait savoir ses prétentions hégémoniques. Le roi de France, Philippe IV le Bel, lui répond fin juillet-début août 1312 en insistant sur l'indépendance naturelle de son royaume vis-à-vis de l'Empire romain-germanique.
« Philippe, par la grâce de Dieu roi de France, à l'illustre prince Henri, par la même grâce empereur des Romains, toujours auguste, son très cher ami, salut, vœux de succès, de prospérité ou de bonheur. — Nous avons reçu les lettres de Votre Sérénité, par lesquelles vous avez pris soin de nous annoncer votre couronnement et nous rendons grâces et louanges à Celui dont procèdent tous les biens d'avoir voulu honorer votre personne, qui nous a été et nous est, sans aucun doute, toujours chère, d'une telle sublimité. Et nous espérons bien désormais que si, en humble reconnaissance de ses bienfaits, vous veillez à vous engager dans la voie marquée par ses mandataires pour conserver la paix de la Sainte-Église de Dieu et vous occuper de la très pieuse affaire de la Terre Sainte, votre situation s'améliorera de jour en jour. — Nous avons examiné attentivement le préambule de vos lettres et nous avons décidé de faire savoir ouvertement à votre altesse à quel point votre façon de parler a jeté dans un étonnement considérable les grands de notre royaume auxquels vous avez écrit, comme à nous-même, au sujet de votre couronnement. Dans cette préface en effet, vous semblez vouloir dire que, de même que dans la hiérarchie céleste toutes les armées du Ciel militent sous un seul Dieu, de même sur terre tous les hommes répartis dans les différents royaumes et provinces devraient être soumis au seul empereur romain et militer sous son autorité temporelle. — Si vous aviez mieux considéré la situation de notre royaume, qui pourtant vous est assez connue, vous auriez dû le reconnaître comme exempt de cette sujétion générale [que vous revendiquez]. Car il est notoire et généralement connu de tous et partout que depuis l'époque du Christ le royaume de France n'a jamais eu d'autre roi que le sien, placé directement sous Jésus-Christ, Roi des rois et Seigneur des seigneurs... et n'a jamais eu ni reconnu aucun supérieur temporel, quel que fût l'empereur régnant. Telle a été la position de nos ancêtres, telles est aussi notre position et celle de tous les habitants du royaume, telle sera toujours, Dieu aidant, celle de nos successeurs. De cela, votre excellence ne doit pas s'étonner. Car Celui qui habite dans les cieux et qui est attentif aux humbles, Celui dont dépend le salut des rois, le Très Haut Jésus-Christ, trouvant que ce royaume [de France] était, de préférence à tous les autres pays du monde, le fondement stable de la foi et de la sainte religion, considérant le grand dévouement de ce royaume à Lui-même, à son vicaire et à ses ministres, voyant qu'Il y était aimé, craint et honoré bien davantage que partout ailleurs, a voulu à son tour que ce royaume soit distingué, entre tous les autres royaumes et principautés, par quelque prérogative de supériorité, en l'exemptant de toute sujétion temporelle, quelle qu'elle soit et en confirmant son roi, à perpétuité, comme son seul monarque : c'est ce qui est démontré par la narration véridique des vieilles chroniques [...]. Nous ne pensons pas que vous ayez écrit ce qui précède dans un esprit de supériorité ; mais si par hasard – pourvu que ce ne soit pas le cas ! – votre intention venait à l'encontre de la nôtre, cela ne saurait évidemment nous convenir et nous ne pourrions l'accepter. Mais, avec l'aide de Celui pour lequel et au nom duquel nos ancêtres sont bien connus pour avoir versé leur propre sang, nous sommes bien décidés à maintenir et à défendre de toutes nos forces l'excellence de notre liberté ».
Comme on le voit, de Philippe-Auguste à Philippe IV le Bel, l'idée s'impose que le roi de France est un monarque souverain, égal en droit à l'empereur, voire supérieur à lui car on répète, à la mort de saint Louis, que le « royaume des Lys » est « le premier qui soit sous le ciel ». Quant aux rapports entre pape et le roi de France, ils s'avèrent beaucoup plus difficiles.
1.2.2. Le roi face au Pape
Depuis la réforme grégorienne de la fin du XIème s., le Saint Siège tente d'imposer la primauté du pape à tous les niveaux : c'est ce que l'on nomme la théocratie pontificale. Mais dès le début du XIIème s., et durant les siècles suivants a fortiori, l'ambition pontificale se heurte à la souveraineté royale renaissante dans les Etats occidentaux. Deux conceptions antagonistes du pouvoir s'affrontent ici, nationale contre universelle, qui créeront des tensions politiques durant tout le Moyen Age. Ce fut le cas avec la querelle opposant Philippe-Auguste à Innocent III (début XIIIème s.), celle opposant Philippe IV le Bel à Boniface VIII (fin XIIIème, début XIVème s.), ainsi que le Grand Schisme de la fin du XIVème s. qui vit l'élection de deux papes rivaux, l'un à Rome l'autre en Avignon.
éd. P. Dupuy, Histoire du différend d'entre le pape Boniface VIII et Philippes le Bel roy de France, Paris, 1655, p. 44 ; trad. J.-M. Carbasse et G. Leyte, L'État royal, XIIème-XVIIIème siècles. Une anthologie, PUF, Paris, 2004, p. 44 :
« Boniface, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à Philippe roi de France. Crains Dieu et observe ses commandements. — Nous voulons que tu saches que tu nous es sujet dans les choses spirituelles et temporelles. La collation des bénéfices et des prébendes ne t'appartient en aucune façon et si tu as la garde de quelques-uns qui sont vacants, réserve leurs fruits aux successeurs ; et si tu en as attribué, nous déclarons qu'une telle collation est nulle et, en tant qu'elle procède de facto, nous la révoquons. Et ceux qui croiront autrement, nous les réputons hérétiques. Donné au Latran, aux nones de décembre, la 7e année de notre pontificat.
Philippe, par la grâce de Dieu roi de France, à Boniface qui se présente comme le souverain Pontife, petite salutation, voire aucune. — Sache ta très grande sottise que nous ne sommes sujet à personne au temporel, que la collation des églises et des prébendes vacantes nous appartient par droit royal et que nous pouvons faire de leurs fruits les nôtres ; que les collations faites par nous, et à faire, sont valables pour le passé et le futur et que nous défendrons leurs possesseurs énergiquement contre tous ; et ceux qui croient différemment, nous les réputons fous et déments. Donné à Paris, etc. ».
Ce long épisode conflictuel qui s'étend sur deux siècles, se solde par l'échec de Rome à imposer la subordination du roi au pape. Le processus d'autonomisation du pouvoir politique laïc a, en effet, mis un terme rapide à la tentative pontificale visant à imposer la stricte supériorité de l'auctoritas du pape sur la potestas des princes. Mais de façon plus dramatique encore pour Rome, le conflit entre Boniface VIII et Philippe le Bel aboutit à l'intégration progressive de l’Église de France dans l'État monarchique. Il résulte en effet de la querelle la négation de la supériorité temporelle du Saint Siège, l'affirmation de l'autonomie politique du roi sur le pape et la soumission temporelle du clergé de France à l'autorité civile. Le processus s'inverse alors à la fin du XIVème s. ; c'est l’Église qui tend à être subordonnée à l'État. Les auteurs français s'emploient d'ailleurs à faire de la monarchie française une monarchie à part, concurrente de Rome, et du roi de France un roi spécial, titulaire d'une mission d'essence divine, qui lui est conférée par son élection directe, c'est-à-dire sans l'intermédiaire du successeur de Saint Pierre. Ce mouvement aboutira bientôt à la notion fameuse de « roi très chrétien ».
L'épisode bonifacien a ainsi jeté les fondements du gallicanisme religieux qui, au XVème s., assurera l'autonomisation du clergé de France sur le Saint Siège (Pragmatique Sanction de Bourges, 1438). Le gallicanisme religieux va ainsi de pair avec le gallicanisme politique décrit plus haut, qui insiste sur la plénitude de puissance du roi de France (plenitudo potestatis).