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Histoire des institutions jusqu'en 1789

La transition capétienne. Fiction juridique et réalité politique (Xème - XIIème siècles)

Noyée au milieu des autres puissances politiques, la royauté leur reste cependant supérieure et entretient un modèle idéologique royal. En pratique, la puissance royale reste assez faible, secondée tout de même par l’action de l’Eglise.


Les premiers pas de la dynastie capétienne semblent bien difficiles. L'accession d'Hugues Capet à la royauté ne constitue pas un événement majeur aux yeux des contemporains, preuve de l'indifférence dans laquelle se trouve placée la royauté. Les grands sont davantage préoccupés de leur propre pouvoir et de l'administration de leurs principautés : le changement dynastique les concerne peu et le destin de la royauté ne semble pas les préoccuper. Cet état de fait illustre la situation dans laquelle le roi capétien va se trouver plongé entre le XIème siècle et la première moitié du XIIème siècle. Concurrencée par les nouveaux pouvoirs seigneuriaux, maîtrisant difficilement dans un premier temps les liens féodo-vassaliques, la royauté va apparaître bien affaiblie. Pourtant, les milieux intellectuels, proches du roi et gagnés à sa cause, ne vont avoir de cesse de répéter que le roi a pour mission de s'occuper des affaires du royaume et que, pour réussir cette mission, les grands – laïcs comme évêques – doivent lui apporter toute leur aide et lui être fidèle. C'est là tout le paradoxe de ces débuts de la royauté capétienne : elle entend s'appuyer sur la tradition politique carolingienne tout en devant affronter une certaine concurrence des princes alors qu'elle en a difficilement les moyens.


1. La permanence de la royauté


Si la royauté apparaît au premier abord affaiblie aux XIème et XIIème siècles, si le roi apparaît comme un seigneur parmi les autres, dont le pouvoir, passé son propre domaine, est bien peu influent, jamais le roi n'a été remis en cause. Les grands n'ont ainsi jamais eu la prétention de se substituer au roi même pendant les périodes de crise. Ce phénomène s'explique par l'inscription de la nouvelle royauté dans la tradition d'accession au trône. Les Capétiens utilisent à leur profit le principe électif, doublé de la cérémonie du sacre, auquel ils ajoutent avec fortune le principe héréditaire.

A cette supériorité idéologique, la royauté capétienne va peu à peu ajouter le contrôle des liens féodaux. Amorcée à partir du début du XIIème siècle, la reconquête du pouvoir royal va s'affirmer pour permettre au roi, à terme, de passer de roi suzerain à roi souverain au XIIIème siècle.


Hugues Capet est d'abord un roi élu. Quand Louis V meurt le 22 mai 987, les chroniqueurs de l'époque considèrent qu'avec lui disparaît la dynastie carolingienne. Pourtant, Louis V a un oncle, Charles de Lorraine, dernier représentant carolingien. Mais Charles de Lorraine n'inspire pas confiance aux grands : au service d'Otton III, roi de Germanie, il ne dispose pas d'importants biens fonciers et ne s'est pas constitué un réseau de fidélité très fort. Il apparaît dès lors aux yeux des grands comme un candidat quelconque qui n'est pas à même de les rassurer.

Hugues Capet présente un tout autre profil. Dux Francorum depuis 960, Hugues Capet sait que son honor robertien est largement dépendant de la puissance de la royauté : en cas de crise, le roi peut très bien suspendre l'investiture de ces charges publiques car le Robertien peut constituer un danger pour la monarchie carolingienne. Dès lors, à la mort de Louis V, conscient de sa puissance, il décide de choisir la voie royale.

Cette décision est d'ailleurs facilitée par la position d'Hugues Capet : titulaire de grands honores, Hugues Capet dispose d'un large réseau de fidélité sur lequel il peut compter. De plus, n'ayant pas d'intérêt en Lorraine, il ne développera pas une politique lotharingienne, ce qui rassure le parti ottonien incarné par Adalbéron de Reims. Dès lors, rien ne semble s'opposer à l'accession d'Hugues à la royauté.

L'assemblée réunie à Senlis, au cœur des domaines capétiens, composée certainement d'alliés (même si la composition exacte ne nous est pas connue), élit Hugues à la royauté. Il semble donc qu'en 987 le principe électif l'emporte sur le principe héréditaire. Cette idée est confortée par le discours théorique tenu par Adalbéron, archevêque de Reims, devant l'assemblée des grands et qui est rapporté par l'historien Richer. Adalbéron y soutient la candidature d'Hugues Capet en affirmant que « le royaume ne s'acquiert pas par droit héréditaire, et l'on ne doit élever à la royauté que celui qui s'illustre non seulement par la noblesse de son corps, mais aussi par la sagesse de son esprit, celui que sa loyauté protège et que sa magnanimité fortifie » (Y. Sassier, L'élection du chef de l'Etat en France). Ce discours vient ainsi justifier l'application du principe électif retenu en 987 en rappelant que le meilleur candidat pour remplir l'office royal n'est pas le Carolingien mais bien Hugues. Cependant, très rapidement, le principe héréditaire est invoqué par l'entourage du Capétien. Il permet de soutenir l'accession d'une nouvelle dynastie en rappelant que la dynastie carolingienne est éteinte par la mort de Louis V sans descendance. La couronne était donc libre et a été attribuée au plus puissant. L'accession est donc également légitimée par le respect du principe dynastique et par la légitimité carolingienne qui ne pouvait s'appliquer en l'espèce ici.

Sacré le 3 juillet à Noyon, Hugues Capet adopte aussitôt une démarche héréditaire afin de consolider sa dynastie. Reprenant la pratique carolingienne, Hugues utilise la désignation anticipée : Robert le Pieux, son fils, est élu par les grands et sacré à la Noël 987, à Orléans, et aussitôt associé au trône. Cette pratique n'est que la confirmation de l'hérédité comme principe de droit commun pour les successions. D'ailleurs, l'entourage royal l'admet, tel Abbon de Fleury qui s'adresse au roi Robert en ces termes : « toi, issu des rois tes ancêtres, que la divine piété a mené au sommet des honneurs, à la royauté ».

La désignation anticipée va systématiquement être utilisée par les Capétiens jusqu'à Philippe Auguste. Le choix du successeur repose donc entièrement sur la volonté du roi régnant et le principe électif passe peu à peu au second plan. Ce choix anticipé a toutefois été contesté une fois : en 1017, Robert le Pieux fait élire et sacrer son fils aîné Hugues sans opposition. Malheureusement, Hugues meurt en 1025. Robert choisit alors l'aîné de ses puînés, Henri, malgré le désaccord de la reine Constance qui préfère le second des puînés et qui réunit autour d'elle un parti d'opposition qui loue la vertu du second qui doit l'emporter sur l'aînesse d'Henri. Le roi Robert maintient son choix et fait sacrer Henri en 1027. A partir de ce moment, le principe de primogéniture devient la règle de succession.

L'hérédité et le principe dynastique deviennent les règles qui gouvernent la succession à la royauté
. Le principe électif va devenir un élément secondaire pour l'accession à la royauté, même s'il est toujours présent. Il manifeste toujours l'accord des grands et constitue à ce titre une condition de légitimité permettant de devenir roi, comme en témoigne Yves de Chartres en 1108 après le sacre de Louis VI : « C'est à bon droit, que l'on a sacré comme roi celui à qui le royaume revenait par droit héréditaire et que le consentement commun des évêques et des grands avait depuis longtemps élu » (Y. Sassier, Royauté et idéologie..., p. 216).

Il reste que pour devenir pleinement roi et être pleinement légitime, le roi doit être constitué par le sacre. La cérémonie vient manifester la volonté de Dieu qui choisit le roi et lui confie la mission royale.

Le sacre se déroule selon trois moments : d'abord, le serment du sacre, dont la forme est fixée à partir de 877 et qui est introduite dans la cérémonie par Hincmar de Reims au Xème siècle, par lequel le roi s'engage à protéger les églises et à rendre justice à son peuple. Ensuite intervient l'élection qui rappelle l'acclamation des rois francs. L'archevêque de Reims élit le roi avant que les évêques, les grands laïcs et le peuple acclament le roi. Enfin, c'est le moment de l'onction où le roi est oint de l'huile sainte par l'archevêque de Reims, symbole du choix de Dieu. Le nouveau roi reçoit alors les insignes royaux, les regalia , intégrés au rite depuis le Xème siècle, qui sont composés de l'anneau qui scelle l'alliance entre le roi et son peuple, de l'épée qui souligne le combat pour la paix et du sceptre et la couronne qui manifestent la puissance et la majesté royales.

Sceau de Robert II. Source : Aotake - domaine public.


Parallèlement au sacre se développe une mystique royale. Le sacre est un moment spécial doté d'une force symbolique extrêmement puissante qui vient frapper les esprits. C'est d'abord l'exploitation de la légende de la Sainte Ampoule par l'évêque Hincmar de Reims au milieu du Xème siècle puis par ses successeurs aux XIème et XIIème siècles : au moment du baptême de Clovis, Dieu aurait envoyé à l'évêque Rémi le saint chrême contenu dans une ampoule pour servir à l'onction. Cette huile sainte est ensuite transmise à tous les évêques qui consacrent les rois de France et devient, à partir de 1027, un privilège attaché à la cathédrale de Reims, là où presque tous les sacres royaux auront lieu jusqu'à la Révolution.

Ensuite, dans la seconde moitié du XIème siècle, se construit l'image d'un roi doté d'un pouvoir thaumaturgique. Au début du XIème siècle, vers 1035, Helgaud de Fleury, moine de Fleury, écrit une Vie du roi Robert où il exalte l'image du roi saint. Dans cette visée, Helgaud présente le roi Robert comme l'auteur de deux miracles, la guérison d'un aveugle et d'un lépreux. Sur ce canevas se développe alors, dans le courant du XIème siècle, l'idée du pouvoir thaumaturgique du roi qui peut, une fois sacré, guérir les malades frappés des écrouelles.

Cette cérémonie du sacre qui fait du roi un personnage à part dans l'ordonnancement du royaume pose question dans son rapport avec l’Église. En effet, la cérémonie royale est très proche de celle qui permet la consécration d'un évêque. De là, certains considèrent que la royauté est égale à la fonction épiscopale et que la royauté est de nature sacerdotale. Pourtant, les milieux ecclésiastiques ne sont pas favorables à cette interprétation : ils considèrent que la royauté est dépendante de l’Église, ce dont témoigne l'onction effectuée par l'évêque de Reims, et refusent l'idée que le sacre donne au roi un véritable sacerdoce. Si l’Église refuse de conférer cette nature à la royauté, la royauté, elle, jouera toujours sur les ressorts de l'imaginaire populaire, comme l'illustre ce pouvoir royal de guérison. Toujours est-il que les milieux royaux entretiendront toujours l'idée d'une nature quasi-sacerdotale de la royauté, comme il ressort d'un acte de Louis VII de 1142 : « Seuls, les rois et les prêtres sont sacrés par l'onction du Saint Chrême. Il convient donc qu'eux seuls, au-dessus de tous les autres, associés par la sacro-sainte onction, travaillent à gouverner le peuple chrétien ». (Y. Sassier, Fr. Saint-Bonnet, Histoire des institutions avant 1789, p. 116).

 
Ex.Narration du sacre de Philippe Ier (1059) attribué à l'évêque consécrateur Gervais, Recueil des Historiens des Gaules et de la France, t. XI, 1866, p. 32-33. :

L'an de l'incarnation du Seigneur 1059, indiction 12, la trente-deuxième année du règne du roi Henri finissant ce jour le dix des calendes de juin, et la quatrième année de l'épiscopat de Gervais, au saint jour de la Pentecôte, le roi Philippe a été consacré par l'archevêque Gervais en l'église majeure, devant l'autel de Notre Dame selon le cérémonial suivant.
La messe commencée, avant qu'on lût l'épître, le Seigneur archevêque se tourna vers lui et lui exposa la foi catholique, lui demandant s'il y croyait et la voulait défendre. Sur sa réponse affirmative, on apporta sa profession : l'ayant prise, il la lut lui-même, bien qu'il n'eût encore que sept ans, et la souscrivit. C'était la profession suivante :

« Moi, Philippe qui, par la faveur divine, vais être très bientôt roi de France, en ce jour de mon ordination, je promets devant Dieu et ses saints que je conserverai à chacun de vous et aux églises qui vous ont été confiées le privilège canonique et la loi due ainsi que la justice ; et je vous fournirai protection autant que je le pourrai, avec l'aide de Dieu, comme un roi est tenu par droit de la fournir en son royaume à chaque évêque et à l'église à lui confiée ; au peuple qui nous a été confié, j'accorderai de notre autorité, l'administration des lois qui le maintiendra en son droit... ».

Alors, avec le consentement de son père Henri, il [Gervais] l'élut roi. Après lui, les légats du siège romain, quoiqu'il fût bien dit en ce lieu qu'il était licite de procéder sans la volonté du pape, les légats (dis-je) s'approchèrent alors cependant, pour lui marquer de l'honneur et de l'affection. Après eux l'archevêque et les évêques, les abbés et les clercs.
Après Guy, duc d'Aquitaine. Après Hugues, fils et envoyé du duc de Bourgogne. Après les envoyés du marquis Baudoin et les envoyés de Geoffroy, comte d'Anjou. Ensuite les comtes Raoul de Valois, Herbert de Vermandois, Guy de Ponthieu, Guillaume de Soissons, Renaud, Roger, Manasse, Hilduin, Guillaume d'Auvergne, Audebert de la Marche, Foulque d'Angoulême, le vicomte de Limoges. Après les chevaliers et ceux du peuple, tant les plus importants que les moindres, exprimant en chœur leur consentement approuvèrent en proclamant trois fois : « Nous approuvons, nous le voulons, qu'il en soit ainsi ! ». Alors Philippe, comme firent ses prédécesseurs, délivra un diplôme concernant les biens de Notre Dame et le comté de Reims, ainsi que les biens de Saint Rémy et les autres abbayes. Il le confirma et le souscrivit. L'archevêque souscrivit aussi et dès lors il le consacra roi.

Du sacre découlent la fonction et les prérogatives royales réunies sous un terme : ministerium regis . Même si le roi semble faible politiquement au XIème siècle face aux grands titulaires d'honores, il conserve une place prééminente en raison de la mission qu'il doit remplir pour le royaume. En effet, la théorie de l'office royal telle qu'elle a été définie sous les Carolingiens, notamment par l'évêque d'Orléans Jonas dans son De Institutione regia, est reprise au profit de la jeune dynastie capétienne. C'est Abbon de Fleury qui exprime le mieux la réflexion politique en faveur de la royauté. Dans sa collection canonique écrite en 992-993, il intitule le chapitre III De ministerio regis et va présenter la mission royale. Il rappelle que le roi est au service de l'ordre public, c'est-à-dire qu'il doit exercer son ministerium pour la res publica. Son pouvoir s'exerce donc sur la totalité du royaume et ne se limite pas à son propre domaine. Abbon soutient ainsi l'idée que le seul pouvoir légitime est le pouvoir royal car il est de nature institutionnelle, fondé sur des textes canoniques, et nie l'existence des autres puissances politiques issues de la dissociation territoriale. La mission royale est dès lors clairement définie : le roi doit assurer la justice dans son royaume, protéger et défendre les pauvres, les veuves et les orphelins ainsi que les églises, maintenir la paix. Cette exaltation théorique de la royauté permet de la garantir face à l'émiettement de l'autorité publique. Quand Abbon de Fleury évoque le pouvoir des grands, c'est dans un chapitre consacré à la fidélité due au roi (De fidelitate regis) pour souligner que les grands doivent fidélité au roi et accomplir leur devoir en remplissant leur fonction de conseil ce qui permettra au roi de gouverner.

Ex.Abbon de Fleury, Collectio canonum, Patrologie Latine, éd. J-P. Migne, t. 139, Paris, 1844-1864. Traduction Yves Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge, p. 205. :
« Puisque le ministère du roi est de prendre en charge les affaires du royaume afin que ne s'y cache rien d'injuste, comment pourrait-il pourvoir à de telles tâches sans l'assentiment des évêques et des grands du royaume ? Et puisque l'apôtre dit : « craignez Dieu, honorez le roi », comment exercera-t-il le rôle que lui assigne son ministère face à la perfidie des rebelles, si les grands ne lui témoignent pas, avec respect, l'honneur qui lui est dû en lui fournissant l'aide et le conseil ? ».

S'agissant de la place du roi au XIème siècle, il faut constater que son influence est assez faible en pratique. La seule région que le Capétien domine est celle située entre Orléans et Senlis. Mais cette influence est discontinue : si le roi tient des châteaux directement comme Melun, son domaine est également marqué par des châtellenies indépendantes (Montmorency) qui constituent autant de centres de pouvoir autonomes. Par ailleurs, en-dehors de ce domaine direct, le roi dispose d'une certaine influence dans des régions tenues par ses propres vassaux. En Île-de-France, le roi reste puissant car c'est là que ses vassaux sont les plus nombreux. Dans les régions alentours, appelées France mineure (Flandre, Normandie, Bretagne, Aquitaine, Bourgogne, Lorraine), le roi est moins influent mais il a réussi à s'attacher par le lien vassalique tous les comtes de ces régions après 987. En pratique, cela ne signifie pas que ces vassaux assurent tous parfaitement leur service auprès du roi mais l'existence de ce lien vassalique crée une situation juridique et politique favorable au roi qu'il mettra à profit dans l'avenir. Enfin, à l'égard des princes territoriaux, détenteurs des grands fiefs comme le duc normand ou le duc d'Aquitaine, les liens sont extrêmement lâches entre 987 et 1108. Les princes territoriaux reconnaissent une prééminence au roi mais ne sont jamais présents à la cour royale. De plus, les princes du sud du royaume (Gascogne, Toulouse) ne prêtent pas hommage et ne sont donc pas ses vassaux.

Ce pouvoir assez limité du roi transparaît dans l'expédition des diplômes royaux : à partir de 987 et jusqu'à 1108, les actes royaux concernent un espace géographique de plus en plus réduit. Ainsi, quasiment aucun acte n'est pris à destination des régions méridionales, ce qui rappelle le peu d'influence royale à l'égard de ces régions. L'activité diplomatique royale se concentre essentiellement sur les terres du domaine royal dans un axe Orléans-Paris-Senlis.

Dès lors, les princes territoriaux exercent un pouvoir autonome qui relègue le roi au second plan. Le roi n'entretient ainsi jamais de lien direct avec l'aristocratie de ces principautés car le pouvoir régional s'est substitué ici au pouvoir royal. Surtout, dans le jeu des liens féodo-vassaliques, il apparaît que le roi, tout roi qu'il est, doit respecter les engagements induits par la vassalité envers ses vassaux. C'est ce dont témoigne l'attitude du comte de Blois, Eudes II, qui fait rédiger une lettre par Fulbert de Chartres pour le roi Robert. Alors que le roi Robert avait investi Eudes du comté en 1019-1020 à la mort du dernier comte de Troyes, le roi procède à la confiscation (commise) du fief et réunit une assemblée de grands pour juger l'affaire. C'est à ce moment qu'Eudes écrit au roi pour lui rappeler que le comté de Troyes provient des biens de ses ancêtres, non du fisc royal, et que s'il a combattu le roi s'était parce qu'il était frappé d'injustices. Deux éléments apparaissent dans cette lettre : d'abord, l' honor (la charge publique) est gouverné par le principe héréditaire. Ce principe, que les Carolingiens n'acceptaient pas, est admis par les Capétiens dès la fin du Xème siècle. Ensuite, les obligations vassaliques d'un grand à l'égard du roi ne se comprennent qu'en rapport avec la situation de paix qui existe entre le roi et le grand en question.

L'attitude des grands ne peut se comprendre que selon l'attitude de la royauté à leur égard.
 
Ex.Entre 1019 et 1023. Lettre d'Eudes, comte de Blois, adressée au roi Robert, extraite d'un manuscrit des lettres de Fulbert, BnF, ms. lat. 14167, fol. 26 v°-27 r° ; impr. in J-P. Migne, Patrologie Latine, T. CXLI, Paris, 1844-1864, col. 245 ; Dom Bouquet, Recueil des historiens des Gaules et de la France, Paris, 1874, t. X, p. 501-502 (traduction Louis Halphen) :

« A son seigneur le roi Robert, le comte Eudes. Seigneur, j'ai quelques mots à te dire, si tu daignes les écouter. Le comte Richard, ton fidèle, m'a prié de venir m'expliquer en justice ou conclure un accord au sujet des revendications que tu élevais contre moi. Je m'en suis remis à son jugement. Avec ton agrément, il m'a fixé alors un plaid pour le règlement de l'affaire. Mais, peu avant le terme, comme j'étais prêt à me rendre à sa convocation, il m'a mandé de ne pas me donner la peine de venir au plaid fixé parce que tu n'étais disposé à accepter qu'un jugement ou un accord qui m'interdirait, pour cause d'indignité, de tenir de toi ton bénéfice et qu'il ne lui appartenait pas, disait-il, de me faire comparaître pour un tel jugement sans l'assemblée de ses pairs. Telle est la raison pour laquelle je n'ai pas été te retrouver au plaid. Mais je m'étonne que, de ton côté, avec une pareille précipitation, sans que la cause ait été discutée, tu me juges indigne de ton bénéfice. Car, si l'on considère la naissance, il est clair, grâce à Dieu, que je suis capable d'en hériter ; si l'on considère la nature du bénéfice que tu m'as donné, il est certain qu'il fait partie, non de ton fisc, mais des biens qui, avec ta faveur, me viennent de mes ancêtres par droit héréditaire ; si l'on considère la valeur des services, tu sais comment, tant que j'eus ta faveur, je t'ai servi à la cour, à l'ost et à l'étranger. Et si, depuis que tu as détourné de moi ta faveur et que tu as tenté de m'enlever l'honor que tu m'avais donné, j'ai commis à ton égard, en me défendant et en défendant mon honor des actes de nature à te déplaire, je l'ai fait harcelé d'injures et sous l'empire de la nécessité. Comment, en effet, pourrais-je renoncer à défendre mon honor ? J'en atteste Dieu et mon âme, je préférerais la mort au déshonneur. Et si tu renonces à vouloir m'en dépouiller, il n'est rien au monde que je désirerai davantage que d'avoir et de mériter ta faveur. Car ce conflit qui nous divise, en même temps qu'il m'est pénible, t'enlève à toi même seigneur, ce qui constitue la racine et le fruit de ton office, je veux dire la justice et la paix. Aussi j'implore cette clémence qui t'est naturelle et qu'un méchant conseil peut seul t'ôter, en te suppliant de renoncer à me persécuter et de me laisser réconcilier avec toi, soit par tes familiers, soit par l'entremise des princes ».

 Les princes territoriaux apparaissent comme des pouvoirs en compétition perpétuelle avec la royauté. Pourtant, ils entretiennent en même temps et toujours des liens avec la royauté. En effet, la présence du roi et les relations entretenues avec lui permettent de légitimer leur pouvoir : Abbon de Fleury le répète quand il expose que les grands laïcs sont dépositaires d'une partie du ministère royal parce que le roi les a jugés dignes. Tout en réaffirmant la prééminence royale, sa présence permet de conforter idéologiquement le pouvoir des princes. Ainsi, le comte d'Anjou n'hésite pas à s'intituler « comte du roi » tout en affirmant qu'il est « prince de son peuple ». D'ailleurs, de nombreux grands, conscients de l'importance de l'influence royale, viennent assister au sacre royal afin de recevoir la délégation du ministerium regis.

De plus, les princes n'hésitent pas à utiliser le modèle royal. Il en ressort un modèle royal princier qui vise à exalter le pouvoir des grands dans le sillage de la royauté. C'est par exemple le portrait dressé par le moine limousin Adémar de Chabannes du duc d'Aquitaine Guillaume le Grand à qui il confère des vertus éminemment royales. C'est aussi la datation des diplômes de ces princes en référence au règne du roi ou l'utilisation de plus en plus générale de la titulature « par la grâce de Dieu » qui avait d'abord été utilisée par le modèle carolingien et qui révèle une volonté de légitimation du pouvoir temporel à l'égal du roi. C'est encore pour les princes territoriaux l'emprunt à des cérémonies royales telle la cérémonie d'élection en Normandie, fiction politique certes mais chargée d'un important symbolisme, où les grands et l'archevêque de Rouen valident la succession héréditaire.

Si les grands maintiennent la conscience d'appartenance au royaume et s'accordent sur la prééminence du roi, il reste qu'ils entendent bien exercer un pouvoir autonome et qu'ils ne se considèrent pas comme des obligés du roi. Les princes territoriaux veulent disposer d'une liberté d'action à l'égard de la royauté. Ainsi, ils n'hésitent pas à s'opposer militairement au roi quand celui-ci menace leur intérêt ou, au contraire, à soutenir la royauté quand son action les sert. La politique royale du XIème siècle se définit donc comme un subtil jeu d'alliances avec les différents princes territoriaux au gré des rapports de puissance : la première moitié du XIème siècle est marquée par l'alliance entre la royauté et la Normandie et entre la royauté et le comté d'Anjou contre les comtes de Blois. A partir de 1050, l'alliance entre la royauté et la Normandie contre l'Anjou est remplacée par celle de la royauté et de l'Anjou contre la Normandie. Il est clair que le roi n'hésite pas à jouer des différents intérêts pour maintenir un certain équilibre au sein du royaume.

La royauté s'arrange ainsi du système féodo-seigneurial et reste une institution prééminente en considérant que, dans le cadre du ministerium regis, elle a pour mission d'assurer le bien commun du royaume.
 
Ex.Le portait du duc d'Aquitaine Guillaume le Grand par Adémar de Chabannes.
Adémar de Chabannes, Chronique, éd. et trad.. Y. Chauvin, G. Pon, Brepols, 2003, p. 251-252. :

« L. III, ch. XLI. [...] Par ailleurs, le duc des Aquitains, comte de Poitou, ce Guillaume, dont nous avons déjà parlé, manifesta toute sa gloire et toute sa puissance : aimable à tous, grand dans le conseil, remarquable de prudence, très généreux dans ses dons, défenseur des pauvres, père des moines, bâtisseur et ami des églises et surtout de la sainte Église romaine. Il prit l'habitude dès sa jeunesse de se rendre régulièrement chaque année à Rome au seuil des Apôtres et, l'année où il ne s'empressait pas d'aller à Rome, de faire, en compensation, un pieux voyage à Saint-Jacques de Galice. Et partout où il se rendait, partout où il tenait une assemblée publique, on le prenait plus pour un roi que pour un duc en raison de la dignité et de l'éclat de l'honneur dont il était pourvu. Car non seulement il soumit toute l'Aquitaine à son pouvoir, au point que personne n'osait lever la main contre lui, mais aussi le roi des Francs le tenant en très vive amitié, il était honoré en son palais plus que tous les autres ducs. Bien plus, il avait gagné à ce point l'estime d'Alphonse, roi d'Espagne, de Sanche, roi de Navarre, et du roi des Danois et des Anglais nommé Knut, qu'il accueillait chaque année avec la plus grande bienveillance leurs ambassades chargées de précieux cadeaux, et leur envoyait lui-même en retour les plus précieux présents. Avec l'empereur Henri il noua des relations si amicales qu'ils s'honoraient mutuellement de présents. [...] Les pontifes romains l'accueillaient à sa venue à Rome avec les mêmes marques de respect qu'ils auraient eues pour leur auguste, et tout le Sénat romain l'acclamait comme un père ».

2. Les moyens du gouvernement royal


Les Carolingiens, à la tête d'un empire, ont eu besoin pour l'administrer et le gouverner d'une administration efficace. Ce gouvernement centralisé s'appuyait sur une foule de subordonnés au sein du palais et, par délégation dans les comtés (environ 300) où le comte, nommé par le roi, s'appuyait sur une administration locale.

Au passage de l'an Mil, avec la dissociation territoriale, la dislocation de l'autorité publique, l'émancipation des princes, le modèle carolingien a vécu. Le roi capétien doit donc s'appuyer sur de nouveaux ressorts pour gouverner son royaume.

Face à la difficulté royale à s'imposer, un autre acteur, déjà important aux temps carolingiens, vient en quelque sorte suppléer la faiblesse du pouvoir royal. L’Église aux temps féodaux, marquée par des tendances régionales (il existe un épiscopat normand, bourguignon, aquitain...), restreint son champ d'action. Elle doit en outre affronter les puissances laïques pour recouvrer ses biens et participe à la direction de la société.



L'un des traits marquants qui souligne la faiblesse des structures de gouvernement capétiennes est la baisse de l'entourage royal. Jusqu'à la fin du XIème siècle, le niveau social de ceux qui entourent le roi se dégrade.

Entre 987 et 1020-1030, les grands titulaires d'honores laïcs ou ecclésiastiques sont encore très présents dans les listes de souscription des diplômes royaux. On y trouve des grands de Francia et de Bourgogne, plus rarement des princes territoriaux : par exemple, le comte de Toulouse n'apparaît jamais aux côtés du roi, le comte de la Marche n'est présent qu'exceptionnellement. Le duc de Normandie ou le comte de Flandre souscrivent quelquefois mais le phénomène est rare. Cette désaffection de la part de la haute aristocratie s'explique par plusieurs raisons : d'abord, le sacre anticipé leur enlève toute influence dans l'élection du roi ; ensuite, ces princes se préoccupent surtout du développement de leurs principautés ; enfin, le rapport entre le roi et ces princes n'est plus de droit public. Le roi ne les investit plus et eux ne sont plus les agents du roi.

L'entourage royal reste cependant assez élevé en ce début du XIème siècle. : les comtes d'Anjou, de Blois, de Dreux ou encore de Vermandois y figurent. De plus, l'épiscopat est fortement représenté, même ces prélats viennent surtout de l'Ile-de-France, et témoigne du maintien de la tradition carolingienne où le roi gouverne en lien avec le haut clergé.

Passé 1025, l'entourage royal est frappé par le phénomène seigneurial et est marqué par un resserrement de l'origine géographique des souscripteurs des actes. Les seigneurs possessionnés sur le domaine royal ou sur des terres où l'influence du roi est prépondérante apparaissent maintenant, tels les seigneurs de Montmorency ou de Montfort. L'entourage se compose aussi, à partir de ces années, de chevaliers ou de prévôts. Cette dégradation se poursuit jusqu'au règne de Philippe Ier (1060-1108) même si des évêques, des abbés, ou des comtes, originaires de plus en plus de la Francia, sont encore présents aux côtés du roi.

A partir de 1077, sous l'influence de la réforme grégorienne, les évêques désertent de plus en plus la cour du roi, entrainant avec eux les comtes. Ils ne restent plus que les seigneurs d'Ile-de-France, vassaux du roi.

Si l'abaissement du niveau social de l'entourage royal est certain, il faut peut-être nuancer le sentiment d'échec de la royauté. En effet, Philippe Ier est encore, en quelques occasions, entourés d'évêques : en 1092, il préside un synode où sont présent onze évêques et en 1095 cinq évêques participent à sa cour. De plus, le resserrement géographique de son entourage traduit l'adaptation de la royauté à l'évolution politique du XIème siècle : le roi se préoccupe davantage de son propre domaine et va s'appuyer sur ces seigneurs proches pour gouverner.

L'abaissement social de l'entourage royal est peut-être le signe d'une nouvelle composition de gouvernement. Face au pluralisme politique, le roi recentre les structures de pouvoir sur ceux qui lui sont proches, même s'ils sont d'origine modeste. De plus, l'élément seigneurial y est également présent : ceux qui entourent le roi composent maintenant la mesnie royale, la maisonnée du roi. Ils sont les familiers du roi, partagent sa vie et participent à une communauté de vie.

Ex.Les hommes entourant le roi au XIème et XIIème siècles sont ces familiers, mot forgé sur le terme familia. A ce titre, tout en conseillant politiquement le roi, ils l'accompagnent dans ses déplacements et partagent ses repas. Ils sont les compagnons du roi, ce qui fera dire au roi Louis VII cheminant sur la route de Créteil avec Gautier Map, futur conseiller d'Henri Plantagenêt et chroniqueur anglais : « L'empereur d'Allemagne a de bons hommes d'armes et des chevaux de guerre. Ton maître, le roi d'Angleterre, rien ne lui manque ; les hommes et les chevaux, l'or et la soie, les pierres précieuses, les fruits, le gibier, il a tout. Nous, en France, nous n'avons rien si ce n'est du pain, du vin et de la joie » (cf. E. Bournazel, Le gouvernement capétien au XIIème siècle 1108-1180. Structures sociales et mutations institutionnelle s, PUF, 1975, p. 125, n. 6).

Ce glissement social se traduit également par un glissement institutionnel. Ces familiers, qui composent la curia (cour) du roi, vont peu à peu prendre à leur charge les grands offices qui existaient dans le cadre du palatium (palais) carolingien. C'est parmi ces familiers du roi que les grands officiers vont être recrutés. Contrairement au palais carolingien où les rôles étaient bien déterminés, les attributions de ces officiers sont plus difficiles à saisir. Elles sont souvent dépendantes de l'influence et du prestige de son titulaire. Néanmoins, certains offices sont bien définis : le sénéchal est l'officier permanent le plus proche du roi, véritable lieutenant, et remplace par exemple le roi dans l'exercice de la justice. Le chancelier a la mission de surveiller la rédaction des actes issus de la chancellerie. On trouve également des chambellans dominés par le chambrier ou des échansons avec à leur tête le bouteiller.

L'ensemble de ces familiers permet au roi de gouverner. Ils constituent peu à peu les conseillers ordinaires et permanents de la royauté. Simples chevaliers ou simples seigneurs, ils sont dévoués au Capétien, tout en étant intéressés car l'appartenance à ce groupe restreint est un moyen de promotion sociale. Surtout, étant originaires des domaines propres du roi, ils sont l'élément stable du gouvernement et donnent une certaine cohésion au groupe de grands autour du roi, stabilité qui permettra peu à peu au roi de s'imposer à tous.

Enfin, la royauté peut également compter sur des auxiliaires locaux. La difficulté pour les présenter vient dans la rareté des sources. Cependant, on peut souligner que ces agents ont un rôle identique aux agents seigneuriaux.

L'administration locale royale est représentée par le prévôt. Le premier connu est un certain Baudri présent en 1031 dans un acte en faveur de l'église de Sens. Les prévôts sont présents dans les domaines tenus par le roi (terres, châteaux, villes), là où il peut exercer un pouvoir direct. Ses attributions sont larges, administratives, judiciaires ou financières. Ils sont surtout généralement des percepteurs et sont chargés de récolter les diverses taxes. Ils sont également chargés de faire respecter les règlements royaux et exercent des droits de police. Enfin, ils rendent la justice au nom du roi sans que l'on connaisse la composition et l'organisation du tribunal. Toujours est-il que leur pouvoir judiciaire semble assez large car il va de la simple amende au jugement des crimes de sang.

Il reste que ces agents commettent souvent des abus et que la royauté a du mal à les contrôler. Ils illustrent encore la dimension seigneuriale du pouvoir royal mais sont aussi un premier jalon pour la construction d'une véritable administration qui dépassera peu à peu les seules limites du domaine royal.


L’Église du XIème siècle, comme les structures politiques, doit faire face aux mutations politiques. Déjà au Xème siècle, les grands laïcs détenaient des biens ecclésiastiques (abbatiats laïcs) et distribuaient les patrimoines de l’Église pour entretenir leurs fidèles. Cette attitude se retrouve au XIème siècle un degré en dessous dans le monde des châtelains. Ceux-ci s'approprient les biens paroissiaux et les dispersent à leur tour. Cependant, l’Église va peu à peu s'opposer à ces pratiques. En effet, un courant réformateur, issu du monachisme, va aspirer à une véritable rénovation spirituelle. Dès le Xème siècle, mais surtout à partir de l'an Mil, le monachisme réformateur, lié à l'abbaye de Cluny et à son mouvement, va affirmer la supériorité des moines sur les autres clercs, notamment sur les évêques, et rompre avec le modèle ecclésiastique carolingien où les évêques dominaient. Ce courant réformateur prendra véritablement son essor à partir des années 1050 et conduira à la réforme grégorienne.

Par ailleurs, l’Église, face au déclin de la puissance royale et face à la féodalité, dans un esprit de direction de la société, va tenter de contrôler la violence des laïcs grâce à deux institutions : c'est d'abord le mouvement de la paix et ensuite celui de la trêve de Dieu.

Le mouvement de la paix de Dieu naît d'une initiative des évêques aquitains réunis à Charroux en 989. Le mouvement gagne ensuite l'Aquitaine, avec les conciles du Puy (994) et celui de Poitiers (1010-1014). Dans les années 1020, le mouvement touche la Bourgogne avant que les moines clunisiens ne le diffusent en France du Nord lors d'une assemblée royale tenue à Compiègne en mai 1023. Vers 1030, la paix de Dieu s'étend en Flandre et connaît une nouvelle extension en Aquitaine.

Les mesures prises au fil des conciles interdisent, sous peine de sanctions canoniques, d'arrêter les paysans pour les obliger à payer pour recouvrer leur liberté, de s'en prendre aux marchands et à leurs biens, d'attaquer les clercs désarmés, de forcer la porte des églises pour y prélever des biens. Les mesures de protection s'étendent également aux vignes, aux moulins, au bétail, aux outils des paysans ou encore aux moines et aux pèlerins. En prenant ces mesures, l’Église ne remet pas en cause le système seigneurial mais entend le contrôler en distinguant entre une violence illégitime et une violence légitime, comme le prouve l'admission de la vengeance privée comme forme de justice.

L'autre mouvement mené par l’Église est celui de la trêve de Dieu. Initiée dans les années 1020 à travers l'idée que le dimanche doit être un jour de trêve, le système de la trêve est généralisé à partir de 1040 à partir de la Bourgogne et de la Provence sous l'influence des moines clunisiens. La violence est maintenant interdite du mercredi soir au lundi matin. La trêve est ensuite élargie aux grandes périodes liturgiques (Avent, Noël, Carême, Pâques et Pentecôte).
 
Ex.La trêve de Dieu selon Raoul Glaber.
Raoul Glaber, Les cinq livres de ses Histoires (900-1044), publiés par M. Prou, Paris, Picard, 1886, l. 5, ch. 1, 15, p. 126, dans Sources d'histoire médiévale IXe-milieu du XIVème siècle, dir. G. Brunel, E. Lalou, Larousse, 1992, p. 126-128. :
« L. 5, ch. 1, 15. Il arriva en ce temps-là (1039-1041), sous l'inspiration de la grâce divine, d'abord dans les pays d'Aquitaine, puis progressivement sur tout le territoire des Gaules, que fut conclu par un pacte, par crainte de Dieu mais aussi par amour pour lui. Du mercredi soir jusqu'à la lumière naissante du lundi, aucun mortel ne devrait avoir la témérité d'enlever par la force quelque chose à un autre homme, d'exiger d'un ennemi quelconque le prix de la vengeance ou, également, de prendre un gage sur un garant. S'il arrivait que quelqu'un agît contrairement à cette décision publique, soit il le réparerait en le payant de sa vie, soit, chassé de la société des chrétiens, il serait exilé de son pays. En outre il fut décidé par tous d'appeler ce pacte – c'est ainsi qu'on le nomme couramment – « la trêve du Seigneur ». Car elle fut non seulement soutenue et défendue par les hommes, mais également confortée par tant et tant de sujets de terreurs envoyés par Dieu. En effet, la plupart des insensés qui ne craignirent pas de transgresser ce pacte de leur folle témérité, subirent aussitôt soit la vengeance de la colère divine, soit le glaive vengeur des hommes. Et cela arriva, ça et là, si fréquemment, que devant la multitude des cas, on ne peut signaler chacun d'eux ; et cela était juste. Car, de même que l'on doit considérer avec respect le dimanche, du fait de la Résurrection du Seigneur – et on l'appelle l'octave –, les jeudi, vendredi et samedi doivent être aussi fériés et échapper aux actes iniques par révérence envers la Cène du Seigneur et sa Passion ».

L'activité pacificatrice a longtemps été analysée comme une « paix de suppléance », notamment le mouvement de la paix de Dieu. Pourtant, il semble que le maintien de la paix était depuis longtemps un rôle dévolu à l'épiscopat : les capitulaires carolingiens organisent les procédures et définissent les compétences des évêques pour assurer la paix dans le royaume. L'action de l’Église de l'an Mil ne doit donc pas s'analyser comme une rupture mais bien dans la continuité de la tradition carolingienne. Par ailleurs, même si l’Église pallie les carences du pouvoir, les puissances laïques accompagnent ces mouvements. Les grands n'hésitent pas à organiser des conciles ou à les présider comme à Poitiers en 1010-1014. Les mêmes remarques peuvent être formulées pour la trêve de Dieu à laquelle le pouvoir politique participe, sauf nuances régionales. Ainsi, en Normandie et en Flandre, la trêve de Dieu se confond avec la paix du prince, les évêques soutenant l'action laïque. Dans d'autres régions, comme le Midi, les évêques sont beaucoup plus présents et mettent au second plan le rôle des grands laïcs.

Enfin, l’Église, en définissant les temps de violence légitime, esquisse une nouvelle définition de la chevalerie. Le meilleur chevalier est celui qui ne combat pas pendant les périodes saintes et n'attaque pas les chrétiens ; il est celui qui va mettre son activité guerrière au service de l’Église et de la défense de la foi en devenant un soldat du Christ. Ce programme prendra corps à partir de la seconde moitié du XIème siècle où la papauté commence à appeler à lutter contre les Musulmans, comme lors du siège de Barbastro en Espagne en 1064, et s'illustre surtout dans l'appel à la croisade par le pape Urbain II lors du concile de Clermont en 1095.

L'autre fait majeur concernant l’Église des temps féodaux est la révolution qu'elle va mener pour se réformer elle-même et pour s'affranchir des différentes tutelles laïques. Cette révolution va prendre le nom de réforme grégorienne du nom du pape Grégoire VII (1073-1085).

La réforme commence avec le pontificat de Léon IX (1049-1054) et l'œuvre d'un moine Humbert de Moyenmoutier. Tous deux partagent des idées nouvelles pour réformer le clergé et souhaitent assurer la primauté romaine sur l’Église et libérer l’Église des influences féodales. S'appuyant sur des textes canoniques, Humbert de Moyenmoutier condamne l'investiture laïque et plus généralement l'ingérence laïque dans l’Église qui conduit à des abus comme le nicolaïsme ou la simonie. En pratique, Rome affirme sa primauté en se libérant de la tutelle impériale sous le pontificat de Nicolas II (1058-1061). Lors du concile de Latran, en 1059, la procédure électorale pour choisir le pape est réformée : il est maintenant désigné par les cardinaux, puis acclamé par le clergé et le peuple. L'empereur est donc totalement écarté de la désignation du nouveau pape, lui qui, depuis la fin du Xème siècle, contrôlait l'élection. De plus, le canon 6 de ce même concile condamne les pratiques simoniaques et l'investiture laïque (le canon dispose qu'« aucun clerc ou prêtre ne reçoive d'aucune façon une église des mains d'un laïque, ni gratuitement ni pour de l'argent »). Les légats pontificaux envoyés en France pour faire adopter la législation du concile de 1059 prononcent donc des peines contre les évêques et clercs simoniaques mais de manière assez modérée.

L'action des réformateurs se durcit avec l'élection de Grégoire VII. En février 1075, le pape prend un décret qui interdit de recevoir d'un laïc un évêché ou une abbaye sous peine de ne pas être considéré comme évêque ou abbé. Ce que prône Grégoire VII c'est le retour à l'élection par le clergé et le peuple. Mais cette position remet en cause la tradition carolingienne de désignation des évêques et des abbés par les rois. Or, les empereurs allemands utilisaient depuis longtemps cette pratique pour contrôler l'aristocratie. Le conflit est alors inévitable entre le pouvoir impérial et le pouvoir pontifical.

S'ouvre alors la Querelle des Investitures qui conduit l'empereur Henri IV, après avoir été excommunié, à faire amende honorable devant le pape en 1077. Surtout ce conflit a provoqué une intense réflexion doctrinale de la part de l’Église et débouche sur la doctrine de la théocratie pontificale. Dans cette conception politique, le pouvoir royal ou impérial est subordonné au pouvoir pontifical. Dès lors, la puissance royale n'est plus autonome. Elle découle au contraire des engagements du monarque pris envers l’Église et est contrôlée par l'autorité pontificale. Cette théorie a d'ailleurs été illustrée par une image : celle des deux glaives (d'où le nom de théorie des deux glaives) où le pape reçoit deux glaives – un représentant l'un pouvoir spirituel, l'autre le pouvoir temporel –, conserve le glaive spirituel et donne aux rois le glaive temporel. Cette querelle ne touche pas d'autres royaumes : pour la France, alors que Philippe Ier continue d'investir aux évêchés, il n'est pas excommunié, sans doute parce qu'il ne contrôle que peu de sièges épiscopaux.

Finalement, ce combat doctrinal va mener au début du XIIème siècle à la distinction du spirituel et du temporel. La solution modérée adoptée, notamment lors du concordat de Worms en 1122, indique que l'évêque sera élu par le clergé mais sera investi des biens et des prérogatives de l'évêché par le roi.

Le XIème siècle pour l’Église est un siècle de profonds changements. L’Église entend se purifier et se défaire des influences du siècle. Elle acquiert une cohésion nouvelle et renoue, autour de la primauté romaine, avec son caractère universel. Elle influence aussi la réflexion politique et va proposer, au début du XIIème siècle, un nouveau visage pour les puissances laïques : celle du miles christi, développé par saint Bernard de Clairvaux, qui prendra place dans le développement des croisades.
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