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Histoire des institutions jusqu'en 1789

La fusion des cultures

Dans cette première leçon servant d’introduction au reste du cours, il s’agit de dresser un rapide panorama des différentes traditions juridiques occidentales, essentiellement romano-chrétienne et germanique. Celles-ci vont, en s’adaptant, irriguer les institutions des royautés du haut Moyen Âge.
Il s’agit donc ici de revenir sur les principaux traits de ces différents courants : l’empreinte de la romanité, l’héritage chrétien et l’influence germanique.


Dans cette leçon d'introduction, il est nécessaire de revenir brièvement sur la rencontre de plusieurs cultures et traditions juridiques qui forment le soubassement des institutions occidentales.
Le cours couvre une période allant du Vème siècle à la Révolution française. Pour qu'il soit bien compris, il faut au préalable donner quelques repères et remonter à la période antique durant laquelle ces différentes cultures naissent, évoluent et se rencontrent, bien avant la fin de l'Empire romain d'Occident en 476.

L'Occident recueille ainsi au Vème siècle un triple legs : romain, chrétien et germanique. Ces trois courants ont charrié avec eux des modèles politiques et juridiques très féconds et dont il faut rappeler de façon concise les origines. C'est l'objet des trois sections suivantes, respectivement consacrées à l'empreinte de la romanité, à l'héritage chrétien et à la tradition barbare.

1. L'empreinte de la romanité


La culture romaine ne se volatilise pas en 476 avec la disparition officielle de l'Empire romain d'Occident, lorsque les insignes impériaux sont renvoyés à Constantinople. Elle s'est pendant cinq siècles profondément ancrée dans la société gauloise ; la langue latine en témoigne à elle seule.

S'il est ici hors de propos de passer en revue les institutions de l'Antiquité, il est cependant indispensable de rappeler quelques concepts majeurs souvent invoqués, voire, utilisés, au-delà du Vème.


Sans oublier tout l'apport de l'époque royale (753 av. J.-C - 509 av. J.-C), il faut ici se concentrer sur les institutions de la Rome républicaine. En effet, ses réminiscences sont par la suite fréquentes (et même bien au-delà du Moyen Âge ; la terminologie romaine est bien présente dans les systèmes démocratiques occidentaux). Les institutions impériales, à leur tour source d'inspiration pour les royautés lui ayant succédé, sont elles aussi caractéristiques.


Selon une répartition déjà connue dans le monde grec, le pouvoir politique dans le système républicain romain est réparti entre trois entités majeures dont l'implication réelle varie au gré des circonstances politiques.

Citons tout d'abord le Sénat (terme dérivé de senex, le vieillard), assemblée composée des chefs des grandes familles romaines (les pères, patres) et des anciens magistrats. On les considère comme les descendants des compagnons de Romulus, le fondateur de la ville. Le Sénat détient l'auctoritas : ce terme est difficile à traduire (« autorité » est trop réducteur) : il est bâti sur la même racine, aug-, que le verbe augere, « augmenter » ou que l'augurium, « l'augure ». Son contenu est également difficile à cerner car aucun texte ne délimite franchement les attributions sénatoriales. Retenons ici simplement que les sénateurs jouissent depuis l'époque royale d'une supériorité sur tous les autres organes politiques dont le fondement est religieux. Cette auctoritas patrum est en effet le souvenir du pouvoir auspicial des Patres, seuls capables d'interpréter les signes divins qui guidaient leurs décisions. Notons par exemple que cette auctoritas leur permettaient de confirmer et de donner force aux lois votées par les assemblées.

Voilà justement le deuxième pilier du régime républicain : assemblées de citoyens symbolisant l'élément populaire de la République, les comices (curiates, centuriates ou tributes) complètent le système. Présidées par un magistrat, elles votent les lois que ce dernier propose, suivant lui-même les avis (senatus-consultes) du Sénat revêtus de l'auctoritas. Détentrice en théorie du pouvoir législatif mais en réalité de plus en plus dominées par les autres corps du système, leur rôle s'apparente finalement à une simple ratification.
En savoir plus : Senatus populusque romanus (Le Sénat et le peuple romain)

Cette devise de la République romaine résume et légitime en quelques mots le cœur du système politique. Employée ainsi ou abrégée sous la forme de l'acronyme SPQR, on la retrouve notamment sur les édifices publics. Vidée de son sens, elle est encore utilisée durant l'époque impériale comme moyen de légitimer le pouvoir en place.

Inscription de l'Arc de Titus, Rome. Source : Cliché H. Steiner.

Les magistrats constituent le dernier élément important. Parmi eux, il faut distinguer les deux consuls (élus pour un an) qui assurent le gouvernement de la république ; le prêteur, en charge de l'administration de la justice ; le censeur, gardien des mœurs et responsable du recensement des citoyens ; l'édile, responsable de l'administration municipale. Investis par la loi, les magistrats bénéficient de la potestas, prérogative au contenu variable selon la place dans le cursus honorum et signifiant essentiellement un pouvoir de contrainte exercé dans l'intérêt général et dans les limites fixées par l'auctoritas du Sénat (que cette dernière guide les décisions du magistrat ou qu'elle les renforce a posteriori par ratification).

Pensées comme un modèle d'équilibre assurant une juste répartition du pouvoir, les institutions républicaines, à l'origine conçues pour un territoire relativement réduit (Rome et le Latium), n'ont pas résisté aux contraintes imposées par l'expansion territoriale et aux crises politiques successives.

Au premier siècle av. J.-C., s'opère une transition vers un modèle appelé également à une grande postérité : l'Empire.

Plusieurs tentatives échouèrent pour adapter les institutions républicaines incapables de diriger un territoire et des peuples aussi variés que le sont les rives de la Méditerranée. Bousculant l'idéal républicain, abusant des magistratures et de prérogatives extraordinaires, soupçonnés de vouloir restaurer un modèle royal honni, plusieurs hommes payèrent cher cette audace, tel Jules César.
Fin politique, militaire efficace, Octave, fils adoptif de César, sut se présenter dans une situation critique comme le sauveur des institutions républicaines. Le 16 janvier de l'an 27 av. J.-C., le Sénat finit par lui attribuer le titre d'Auguste, c'est-à-dire le porteur de l'auctoritas. Pour la première fois un homme bénéficiait de cette prérogative que seul jusqu'ici détenait le Sénat de façon collective.

Cette auctoritas principis n'a pas de véritable fondement institutionnel et procède en fait de la reconnaissance d'un charisme certain. En tout cas, cette dévolution, accompagnée d'un cumul de fonctions jamais vu jusque là, offre à Octave un pouvoir incomparable et marque la naissance de l'Empire, plus précisément du Principat. Un texte majeur, les Res Gestae divi Augusti (« Actes du divin Auguste »), sorte de testament politique témoignent parfaitement de cette concentration.
En savoir plus : Les Res Gestae et leur traduction complète
Octave et ses successeurs est donc désormais le princeps auctoritate, le premier par l'auctoritas, dominant sans les supprimer tous les autres organes du système politique républicain : si le Sénat, les magistratures et les comices existent toujours jusqu'au Bas-Empire, leur rôle devient artificiel, soumis à une logique de centralisation et de concentration progressives de tous les pouvoirs au profit de l'Empereur et de son administration.

Cette transition vers l'Empire a mis fin aux caractéristiques les plus essentielles de République : collégialité, annalité et non-réitération des fonctions. Bâti sur l'audace et le charisme politique, le pouvoir impérial, tout en ménageant les organes traditionnels d'une république moribonde, s'est peu à peu imposé.

La période impériale s'accompagne de la mise en place de cadres politiques et d'un découpage territorial en provinces et cités marquant durablement le territoire, bien au-delà du Vème. Les recherches historiques et archéologiques portant sur les époques antérieures nous montrent toutefois que les structures développées plus nettement à partir d'Auguste ne sont pas créées ex nihilo : elles reposent sur des cadres et des identités plus anciens, auxquels les circonscriptions ultérieures (administratives, politiques ou religieuses) ont jusqu'à nos jours témoigné une certaine fidélité.

L'Empire a cependant ses failles. La fusion des peuples compris dans cet espace paraît illusoire, étant donné la grande variété culturelle et l'éloignement. La concurrence en outre est rude ; tenir militairement toutes les frontières devient impossible. A son tour, l'Empire souffre de ses structures de moins en moins adaptées. Le Bas-Empire (à partir du règne de Dioclétien, soit 285 ap. J.-C.) est marqué par une tentative pour instaurer un système de tétrarchie répartissant le pouvoir entre Occident et Orient, chaque partie étant pourvue d'un Auguste et d'un César. Cette nouvelle répartition ne survit guère à son instigateur, Dioclétien, pas plus que le procédé défini au départ : les Césars sont adoptés par les Augustes, chaque César succède théoriquement à son Auguste et désigne un nouveau César. La tétrarchie résiste mal aux velléités des différents empereurs en conflit les uns contre les autres. Le fossé se creuse irrémédiablement entre Orient et Occident.

La figure de l'empereur change également en s'orientalisant ; l'origine des titulaires des IVème et Vème siècles suffit à l'expliquer, tout comme le déplacement du centre de gravité de l'Empire, glissant progressivement de Rome à Constantinople. Le Principat cède la place au Dominat. L'empereur n'est en effet plus un princeps, premier de tous les citoyens, mais un dominus, un maître associé au divin et régnant sur le monde.

L'absolutisme s'installe, appuyé sur l'action militaire mais également justifié par la religion chrétienne que l'Empire adopte au IVème siècle. Ministre de Dieu, l'empereur profite personnellement d'une divinisation du pouvoir. S'ajoute à cela un cérémonial organisé autour de l'empereur, personnalité au comportement hiératique dont les apparitions sont désormais rares et solennelles. Au IVème siècle, Constantin en est un exemple qui inspire par la suite les médiévaux.

Toutefois, cette concentration des pouvoirs ne suppriment pas les problèmes structurels profonds condamnant l'Empire. Les causes sont multiples : sociales, économiques et politiques. La bureaucratie dont s'est doté le régime s'avère par ailleurs trop lourde et complexe pour répondre aux besoins. Les pressions extérieures ne laissent pas de répit ; les attaques fréquentes touchent le cœur même de l'Empire, Rome (prise en 410 par Alaric, roi des Wisigoths). Enfin, rappelons que l'entourage impérial ne facilite pas la situation : gravitent autour de l'empereur (souvent jeune) famille, militaires, sénateurs dont le poids est considérable sur l'orientation politique.

L'Empire ne survit qu'en Orient, autour de Constantinople. La fascination qu'il exerce tout au long du Moyen âge sur les élites occidentales est remarquable. A commencer par Odoacre, ce roi barbare qui dépose en 476 le dernier empereur d'Occident, le jeune Romulus Augustule : il prend le soin de renvoyer les insignes impériaux à Zénon, empereur d'Orient. Clovis, nous le verrons plus loin, s'enorgueillit de recevoir d'Orient la distinction consulaire. L'Empire oriental, en dépit de ces faiblesses reste jusqu'en 1453, une sorte de référence politique pour les rois d'Occident.

Sans négliger l'apport des systèmes précédents (ceux de Mésopotamie, d’Égypte, de Grèce, voire de Chine), il convient d'accorder une place particulière au droit romain et à ses techniciens capables de le conceptualiser.S'est en effet développée à Rome, essentiellement durant l'époque classique (IIème av. J.-C. –IIIème ap. J.-C.), une véritable science juridique exercée par une classe de professionnels, les jurisconsultes. S'inspirant de la casuistique, ils ont ainsi dégagé plusieurs principes qui survivront à l'Empire.


Les jurisconsultes, pétris de rhétorique et de grammaire, ont avant tout légué l'art des définitions. En témoignent la qualité et la précision des formules de l'époque classique.
Les juristes romains, fondateurs de la jurisprudence au sens premier du terme (la jurisprudentia étant la science du droit), ont également développé et transmis un certain talent pour les classifications. A la manière des naturalistes, les jurisconsultes détaillent le droit en grands ensembles et sous-ensembles. Cicéron évoque ainsi les genres et espèces. Gaius distingue le jus commune des iura propria, et retient un plan tripartite pour ses Institutes, abordant successivement les personnes, les choses, les actions (un ordre repris ensuite par les fondateurs du Code civil, à la distinction près que les actions ont laissé la place aux « Différentes manières dont on acquiert la propriété »). Ulpien s'efforce de distinguer droit privé et droit public, de différencier droit naturel, droit des gens et droit civil. Ses définitions feront florès par la suite.

Tx.A titre d'exemple, voir Gaius, Institutes, au Digeste, 1, 1, 2-4 et 6 , trad. J.-M. Carbasse, G. Leyte, L’État royal, XIIème-XVIIIème siècles. Une anthologie, Paris, 2004, p. 8 :

« 2. L'étude du droit a deux domaines : le droit public et le droit privé. Le droit public envisage tout ce qui a rapport à l’État romain, le droit privé ce qui concerne les intérêts privés. Il faut en effet distinguer l'intérêt public des intérêts privés. Le droit public a pour objet les choses sacrées, les prêtres, les magistrats. Le droit privé est tripartite : il vient en effet des règles du droit naturel, du droit des gens et du droit civil.
3. Le droit naturel réside dans ce que la nature enseigne à tout être animé. En effet, ce droit n'est pas particulier aux hommes, mais il est commun à tous les êtres animés qui vivent sur terre et dans la mer, ainsi qu'aux oiseaux. C'est de là que vient l'union des couples que nous appelons mariage, la procréation des enfants, leur éducation. Nous voyons tous les animaux, y compris les bêtes féroces, pénétrés de ce droit.
4. Le droit des gens est celui dont usent tous les peuples. Il est facile de comprendre en quoi le droit des gens se distingue du droit naturel : celui-ci est commun à tous les êtres animés tandis que celui-là appartient seulement aux hommes.
6. Le droit civil n'est pas radicalement différent du droit naturel ou du droit des gens, mais il en diffère sur quelques points : car ajouter ou retrancher quelque chose au droit commun (juri communi), c'est faire un droit particulier (jus proprium), c'est-à-dire du droit civil ».

Il faut tout de même préciser que ces classifications poussées ne sont pas le fruit d'une réflexion intellectuelle de juristes coupés du monde ; bien au contraire, elles émanent d'une exploitation casuistique et de la pratique juridique. Le jurisconsulte doit observer le droit tel qu'il est.
La règle, déclarative et non prescriptive se dégage a posteriori (contrairement à la loi du Prince) : les faits précèdent le droit.

Tx.Paul (IIème-IIIème ap. J.-C.), Commentaire de Plautius, L. XVI = Digeste, L, 17, 1, trad. M. Villey, Le droit romain, son actualité, 10ème éd., Paris, 2005, p. 124) :

« L'essence de la règle c'est d'énoncer brièvement une chose préexistante. Il ne faut pas que le droit soit tiré de la règle, mais que du droit qui préexiste soit tirée la règle ».

Sous la République les sources du droit sont variées : les lois votées par les comices, l'édit du prêteur (dans les derniers siècles de ce régime), les senatus-consultes (décisions du Sénat) et la jurisprudence par l'influence qu'elle exerce. Sous l'Empire, ce panorama se réduit rapidement.

Ces sources traditionnelles se figent alors que l'Empereur, fort de l'auctoritas dont sont revêtues ses décisions, investit fortement le domaine du droit. Il y parvient en pesant sur l'activité des jurisconsultes, accordant aux plus illustres ou aux plus conciliants d'entre eux le fameux ius respondendi ex auctoritate Augusti, c'est-à-dire « le droit de réponse de l'auctoritas d'Auguste », sorte de caution impériale à l'exercice de leur activité. Il y parvient également en comptant sur la docilité d'un Sénat dont il contrôle le recrutement ; les senatus-consultes, pourvus de l'auctoritas patrum, constituent donc un vecteur de choix pour la politique impériale.

Plus encore, en vertu de la lex de imperio, loi d'investiture votée à l'avènement de chaque nouvel empereur (elle l'est effectivement jusqu'au Ier siècle de notre ère avant de céder la place à une fiction juridique), ce dernier a « le droit et la potestas » de prendre tous les actes nécessaires à la sauvegarde de la Res publica. Comme le pouvoir de commandement, le pouvoir législatif lui appartient et le décline sous différentes formes d'actes ayant valeur législative, plus communément appelés constitutions impériales : les édits (à portée générale), les mandats (forme d'ordres donnés à des agents délégués), les rescrits (forme de réponse à une consultation), les décrets (jugements).

Les jurisconsultes ont bien compris cette concentration, résumée en quelques maximes célèbres remployés ensuite à l'envie. Ainsi pour Ulpien (IIIème siècle), « ce qui a plu au prince a force de loi » (« Quod principi placuit legis habet vigorem »), en vertu de la délégation permise par la lex de imperio. Un autre passage emprunté au même Ulpien, souligne la domination de l'empereur sur l'ordre juridique : « princeps legibus solutus est », le prince est délié des lois.

Tx.Ulpien, D. 1, 4, pr., éd. et trad. J.-M. Carbasse, G. Leyte, L’État royal, XIIème-XVIIIème s.. Une anthologie, Paris, 2004, p. 9 :

« Ce qui plaît au Prince a force de loi (Quod principi placuit legis vigorem habet) ; en effet, en vertu de la loi royale (lex regia) qui a été portée au sujet du pouvoir suprême (imperium), le peuple lui a conféré tout son imperium et toute sa puissance (potestas) ».

Ulpien, D. 1, 3, 31, ibidem : « Le prince n'est pas lié par les lois (Princeps legibus solutus). Quant à l'impératrice, bien qu'elle soit en principe soumise aux lois, les empereurs lui attribuent cependant tous les privilèges dont ils jouissent eux-mêmes ».

Si de telles constructions théoriques composent évidemment avec les circonstances politiques et sociales, elles n'en signalent pas moins une volonté politique de centralisation.

Cette prérogative en matière juridique est plus éclatante encore au Bas-Empire. Nulle équivoque possible, toutes les constitutions impériales sont qualifiées de leges, de lois. L'empereur lui-même est « lex animata », « loi vivante » sous Justinien (empereur d'Orient de 527 à 565). Cette domination contraste avec l'essoufflement des autres sources du droit, en particulier de la jurisprudence. Passé le IIIème siècle, peu d'œuvres se distinguent, en dépit du dynamisme aux IVème et Vème siècles de grands centres d'études du droit telles que les écoles de Beyrouth, de Constantinople et bien sûr de Rome.

Pour remédier à ce manque de vitalité du droit et à sa méconnaissance croissante, l'heure est aux recueils et aux compilations. Sentences de Paul, Règles d'Ulpien, Loi des Citations (loi de Valentinien III de 426, obligeant les juges à recourir exclusivement à cinq jurisprudents) rappellent la qualité des œuvres de l'époque classique que la science juridique du Bas-Empire n'a pas su dépasser.


Tx.Loi des citations (7 novembre 426 ap. J.-C.), trad. J. Imbert, M. Boulet-Sautel, G. Sautel, Histoire des Institutions et des faits sociaux, Textes et documents, tome 1, Paris, 1957, p. 276-277 :

« Les empereurs Théodose et Valentinien, Augustes, au Sénat de la ville de Rome, salut.
Nous confirmons l'ensemble des écrits de Papinien, Paul, Ulpien, Gaius et Modestin de telle sorte que l'autorité qui est attachée à Paul, Ulpien et autres soit aussi attachée à Gaius, et que puissent être cités des passages tirés de toute leur oeuvre. Nous ordonnons encore que soit confirmée la science de ceux dont tous les susnommés ont joint à leurs propres ouvrages des traités et des opinions, ainsi de Scaevola, de Sabinus, de Julien, de Marcellus et de tous ceux que ceux-là ont cités ; si toutefois - à raison de l'incertitude tenant à l'ancienneté - leurs fragments d'ouvrages sont confirmés par la comparaison avec les textes intégraux. Lorsque des opinions différentes sont alléguées, que le plus grand nombre des auteurs l'emporte, ou, si le nombre est égal, que domine l'autorité du groupe dans lequel culmine Papinien, homme de remarquable esprit ; de sorte que celui-ci l'emporte sur chacun, mais le cède à deux. Quant aux notes faites par Paul et Ulpien sur l'œuvre de Papinien, nous ordonnons - comme il en a été décidé précédemment - qu'elles soient dépourvues de valeur.
Lorsque sont produites en nombre égal les opinions de ceux dont l'autorité est supposée égale, que la prudence du juge détermine ceux qu'il doit suivre. Nous ordonnons encore que les Sentences de Paul aient valeur à jamais ; etc.
».
Donné le 7 des ides de novembre à Ravenne, étant consuls Nos Seigneurs Théodose pour la douzième fois et Valentinien pour la deuxième fois.

Cette fascination du passé s'exerce sur les empereurs eux-mêmes et les incitent à ordonner à leur tour des compilations juridiques. Deux monuments doivent être mentionnés ici, tant ils marquèrent les pratiques juridiques des siècles à venir. Théodose II promulgue en 438 pour l'ensemble de l'Empire romain (tant à l'Est qu'à l'Ouest) un recueil des constitutions impériales produites depuis le règne de Constantin. Cette œuvre, appelée communément le Code théodosien servira à composer en 506 le Bréviaire d'Alaric, appelé à son tour à une postérité insoupçonnée.
En savoir plus : Le Bréviaire d'Alaric

Appelée aussi depuis l'époque moderne Bréviaire d'Alaric, la loi romaine des Wisigoths fut rédigée au début du VIème siècle sur l'ordre du roi wisigoth Alaric II, à l'attention des sujets gallo-romains habitant l'Aquitaine conquise auparavant.
C'est un témoin important de la pratique du droit en Gaule. Y sont essentiellement rassemblés des extraits des œuvres des jurisprudents (Gaïus et Paul) et surtout de nombreuses constitutions impériales empruntées au Code théodosien, et accompagnées d'un commentaire (une interpretatio). Témoignage à la fois d'une dégradation de la technique juridique et d'une adaptation aux besoins sociaux (certaines distinctions fines du droit romain n'ont au VIème siècle plus de sens), cette compilation va être utilisée, même après le départ de Gaule des Wisigoths, consécutif à leur défaite face aux Francs de Clovis en 507. Appliquée jusque dans le Nord de la Gaule, elle acquiert rapidement une très grande autorité, ce qui explique, peut être, que les Francs ne jugent pas utile de procéder à une nouvelle rédaction du droit romain pour leurs sujets gallo-romains.
Entre le VIe et la fin du XIème siècle, on ne connaît en Occident du droit romain que ce que le Code théodosien, par l'intermédiaire du Bréviaire d'Alaric, a véhiculé. Durant ce temps, l'œuvre de Justinien n'apparaît plus, ou à de très rares exceptions près.
Il faut attendre la fin du XIème siècle et plus sûrement le XIIème siècle pour que le droit romain, celui de la compilation justinienne, soit réutilisé et enseigné en Italie septentrionale. En effet Bologne et ses maîtres sont à l'origine d'une science juridique qui va se répandre dans les pays alentour, notamment en Provence et le long de la vallée du Rhône.

A consulter : M. Rouche, B. Dumézil (dir.), Le Bréviaire d'Alaric. Aux origines du Code civil, Paris, 2009.
Au VIème siècle, l'empereur d'Orient Justinien voit plus grand dans sa politique de reconquête du bassin méditerranéen. Voulant accompagner son projet politique d'une clarification du droit, de toute façon nécessaire aux praticiens, il commande une œuvre de compilation conduite entre 529 et 535. Elle se compose des éléments suivants : le Code (collection de constitutions impériales), Le Digeste (rassemblant les plus fameux extraits des jurisprudents de l'époque classique), les Institutes (sorte de manuel). Enfin les Novelles, recueillant les constitutions de Justinien lui-même, complète cette œuvre majeure qui ne s'épanouira réellement en Occident qu'à partir du XIIème siècle. Les médiévaux vont en effet s'approprier cette compilation qu'on appellera désormais le Corpus iuris civilis.

Tx.Constitution Deo Auctore, (15 décembre 530 ap. J.-C.). Trad. J. Imbert, M. Boulet-Sautel, G. Sautel, Histoire des Institutions et des faits sociaux, Textes et documents, tome 1, Paris, 1957, p. 223 :

« L'empereur César, Flavius, Justinien, pieux, heureux, glorieux, vainqueur et triomphateur, toujours auguste à Tribonien son questeur, salut.
Gouvernant avec l'aide de Dieu notre empire, qui nous a été confié par la majesté céleste, nous avons mené à leur terme les guerres, nous ornons la paix et nous soutenons l'état ; nous avons en notre âme une telle confiance dans l'aide du Dieu tout-puissant, que nous ne nous fions ni à nos armes, ni à nos soldats, ni à nos chefs de guerre, ni à notre génie, mais nous mettons tout notre espoir en la seule providence de la suprême Trinité. C'est d'elle que procèdent les principes du monde entier et c'est elle qui a fixé leur organisation sur toute la terre.

1. Comme rien n'est plus digne d'étude que l'autorité des lois, qui disposent au mieux les choses divines et humaines et bannissent toute iniquité, nous avons remarqué que la suite des lois, depuis la fondation de Rome et les temps de Romulus, était dans une telle confusion qu'elle s'étendait à l'infini, et ne pouvait être embrassée par la compréhension d'aucun être humain. Notre premier soin fut de prendre comme point de départ les constitutions des très sacrés empereurs, nos prédécesseurs, de les amender et de les transmettre suivant une voie très claire, afin que, rassemblées en un seul Code, débarrassées de toute similitude superflue, de toute contradiction - source majeure d'injustice - elles offrent à tous les hommes le secours de leur sincérité.

2. Cette tâche réalisée, les constitutions ayant été recueillies en un seul ouvrage resplendissant de notre nom, libérés de ces tâches modestes, nous entreprîmes la révision complète du droit, rassemblant et amendant toute la jurisprudence romaine en un seul recueil présentant les œuvres éparses de tant d'auteurs. Ce que personne n'avait osé espérer ni même souhaiter, nous apparaissait au plus haut point difficile, et même impossible ; mais ayant dressé nos mains vers le ciel et ayant invoqué le secours de l'éternel, nous nous sommes encore chargés de ce travail, confiants en Dieu, qui peut accorder encore les choses les plus désespérées, et les mener à bien par l'immensité de sa puissance.

3. Et nous nous sommes tournés vers les excellents offices de ta Sincérité : nous t'avons d'abord confié cette œuvre, ayant déjà reçu des témoignages de ta capacité d'esprit, par la composition de notre Code : et nous t'avons prescrit d'associer à cette œuvre ceux que tu choisirais, tant parmi les très éloquents professeurs de droit, que parmi les très diserts avocats auprès du tribunal de notre suprême juridiction. Ceux-ci, réunis de la sorte, introduits dans notre palais, et agréés par nous sur ton témoignage, nous avons permis d'accomplir l'ensemble de l'œuvre ; à condition que tout le travail fut exécuté sous la direction de ton vigilant esprit.

4. Nous vous ordonnons en conséquence de lire et de corriger les ouvrages de droit romain des anciens prudents auxquels les très anciens empereurs ont accordé le pouvoir de composer et d'interpréter les lois : afin que l'ensemble de la matière tirée de ces ouvrages soit réunie, sans que subsiste, dans la mesure du possible, ni similitude, ni contradiction, mais que, à partir de ces ouvrages, en soit composé un seul qui supplée à tous. Attendu que d'autres
encore ont rédigé des ouvrages se rapportant au droit, mais que leurs écrits n'ont été reçus par personne, ni acceptés par l'usage, nous non plus ne jugeons par leurs œuvres dignes de notre ratification.

5. Et lorsque tous ces matériaux auront été réunis grâce à l'immense générosité de notre puissance, il faudra édifier une œuvre très belle, et consacrer comme un temple particulier et très saint, à la justice. Vous diviserez tout le droit en cinquante livres et en un certain nombre de titres déterminés, non seulement d'après l'ordre de notre Code, mais encore à l'imitation de l'édit perpétuel, comme cela vous apparaîtra le plus commode ; en sorte que rien ne puisse être laissé en dehors de cette collection, mais que dans ces cinquante livres l'ensemble du droit ancien, confondu au cours de presque mille quatre cents ans, mais par nous épuré, soit comme retranché derrière un mur, ne laissant rien en dehors. Tous les auteurs de droit auront une égale dignité, sans nulle prérogative réservée à aucun : parce qu'ils sont meilleurs ou inférieurs, non tous pour l'ensemble, mais certains pour certains passages de leurs écrits.

6. Et ne jugez pas ce qui est le meilleur et le plus conforme à l'équité d'après le nombre des auteurs, car il peut se faire que l'opinion d'un seul, même médiocre, surpasse en quelque point des (auteurs ) nombreux et considérables. Aussi ne rejetez pas sans examen les notes ajoutées à Aemilius Papinien par Ulpien, Paul et Marcien, qui précédemment n'avaient aucune valeur à raison de la considération due au brillant Papinien. Si vous découvrez dans ces notes quelque chose qui vous semble nécessaire pour compléter ou interpréter les travaux du très savant Papinien, n'hésitez pas à le recueillir comme ayant force de loi ; en sorte que tous les grands prudents dont les décisions seront rapportées dans ce recueil jouissent de la même autorité que si leurs travaux étaient issus des constitutions impériales, et proférés par notre divine bouche. Car, avec raison, nous faisons nôtre ce travail, puisque toute autorité vient de nous : celui qui corrige une œuvre médiocre est plus digne de louanges que celui qui l'a le premier imaginée.


7. Nous voulons aussi que ceci vous soit objet de zèle : si vous trouvez dans les ouvrages anciens quelque chose qui soit mal placé, inutile ou imparfait, supprimez les longueurs inutiles, complétez ce qui est insuffisant, et livrez une œuvre équilibrée et aussi harmonieuse que possible. Il vous faudra également observer ceci : si vous trouvez dans les vieilles lois ou dans les constitutions insérées par les anciens dans leurs ouvrages, quelque transcription infidèle, corrigez-la elle aussi, et livrez la remise en ordre : en sorte que paraisse véritable, sincère et bon ce qui aura été par vous choisi et retenu. Et personne n'aura l'audace de prétendre que votre transcription est vicieuse sur la base d'une comparaison avec un ouvrage ancien. Étant donné, de fait, que par une loi du temps jadis, dite loi « royale », tout droit et toute puissance du peuple romain étaient transférés en la puissance impériale, nous ne fragmentons pas l'ensemble du droit, d'après tel ou tel groupe de ses créateurs, mais nous voulons qu'il soit tout entier nôtre : en quoi l'ancienneté pourrait-elle abroger nos lois ? Nous voulons que tout ce qui figure dans ce recueil soit observé sous la forme où il sera mis, au point que même si elles avaient été différemment transcrites chez les anciens, et qu'elles se présentent d'une manière opposée dans le recueil, il ne faudrait faire reproche d'aucun crime de faux en écritures, mais bien attribuer cette différence à notre choix délibéré.

8. Qu'il n'y ait donc dans aucune partie dudit recueil une antinomie (comme l'on dit en usant d'un vieux mot grec), mais que règne, sans nulle opposition, une harmonie unique, un enchaînement unitaire....
».

Donné à Constantinople, le 11 des calendes de décembre, sous le troisième consulat de l'empereur Justinien, toujours Auguste.

Ce détour par l'Antiquité était nécessaire pour comprendre l'impact de la science juridique, très aboutie à la fin de la période impériale. Elle véhiculait tous les instruments capables de légitimer dès le Moyen Âge un pouvoir absolu fort. Nous verrons dans les leçons suivantes si les circonstances politiques l'ont permis.

2. L'héritage chrétien


Après l'avoir combattu, avec plus ou moins de conviction selon la période, les autorités impériales ont fini par accueillir la religion chrétienne au point d'en faire un instrument de gouvernement. Commence une association qui va durer plusieurs siècles.
On ne découvre pas la religion à Rome avec le christianisme. De façon générale, dans le monde méditerranéen, pouvoir et religion, droit et religion sont intimement liés. La religion chrétienne ne s'imposera cependant pas facilement.

La religion impose son rythme à la cité romaine depuis ses origines. Les anciens romains distinguaient le fas et le jus, le fas étant d’inspiration divine (dans une certaine mesure le jus également ; même s’il tient davantage de la procédure, sa ritualisation extrême le rapproche de pratiques religieuses anciennes). Signalons en outre le rôle que joue au cœur de la cité romaine le collège des pontifes. Lui seul maîtrise la procédure et le calendrier judiciaire : ce sont ses membres qui indiquent les jours où il est permis de rendre la justice (selon le fas : les jours fastes, tous les autres étant néfastes). Eux seuls connaissent les formules d’actions devant être employées rituellement au cours du procès ou dans les actes juridiques. De cette manière, le collège des pontifes domine le droit.

De telles caractéristiques sont certes plus nettes durant l’époque royale et le début de la République. Et si une ouverture s’engage avec la publication des XII Tables (milieu Vème siècle av. J.-C.) et la divulgation des formules d’actions (début IVe av. J.-C.) visant, sous la pression des plébéiens, à porter le droit à la connaissance du plus grand nombre, la dimension religieuse du droit persiste cependant dans les mentalités romaines jusqu’à l’Empire.

Pour autant, en dépit de cette imbrication du religieux et du politique, les institutions romaines ne sont pas prêtes à accueillir le message des premiers chrétiens tel qu'il est exprimé dans la Bible. Au premier siècle de notre ère, tout en effet semble opposer le christianisme à la religion officielle de Rome. Le monothéisme bouscule le panthéon romain ; le dualisme des mondes qu'évoquent les Evangiles est à contretemps de la tradition politico-religieuse ambiante. « Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi s'il ne t'avait été donné d'en Haut » (Jean, XIX, 11) : la réponse du Christ à Ponce Pilate pose sans ambigüité la conception chrétienne du pouvoir. Ponce Pilate n'est que le représentant d'un pouvoir d'origine de toute façon divine qu'il ne possède pas et qui le dépasse.

A l'opposé de la conception fusionnelle de la politique et de la religion commune aux mondes gréco-romain et juif, le discours évangélique souligne le dualisme des ordres. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Luc, XX, 25), « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jean, XVIII, 36) : ces deux passages soulignent dans la conception chrétienne la dualité des ordres, l'un terrestre, l'autre céleste. Ce message affirme les limites de l'ordre romain par un « Royaume des Cieux » auquel chaque homme est destiné, s'il conforme sa vie à l'idéal évangélique : pauvreté, charité, oubli de soi. Appelant à respecter les autorités civiles, elle n'en relativise pas moins la place. Saint Paul précise à son tour qu' « il n'y a pas de puissance qui ne vienne de Dieu » (Rm, XIII, 1-7).

Évidemment, cette nouvelle doctrine choque profondément en plusieurs points les habitudes sociales et politiques. Bien que le message évangélique ne se présente pas comme une doctrine politique, il présente une rupture nette avec la tradition antique : celle du roi-prophète d'une part, celle de l'Empire d'autre part. Il va susciter une animosité se transformant par périodes en persécution à l'égard des premières communautés chrétiennes.

Cette exclusion n'empêche cependant pas une doctrine chrétienne de se développer grâce à la ténacité d'auteurs comme Origène ou Tertullien au IIIème siècle. Les communautés chrétiennes essaiment dans tout le bassin méditerranéen et la nouvelle religion gagne également une élite sociale de plus en plus séduite par ses idées, proches à certains égards de courants philosophiques anciens, comme le stoïcisme.

Au IVème siècle, l'intégration du christianisme a des conséquences évidemment politique. Empire comme Église tirent un grand avantage de ce rapprochement ; naît aussi une inévitable concurrence.

Le changement se produit sous le règne de Constantin, premier empereur à se convertir au christianisme (bien qu'il ne reçoive le baptême que sur son lit de mort en 337). Cette politique, faisant passer les chrétiens de la répression à la bienveillance impériale, n'est pas si brutale que cela. Un monothéisme païen (notamment Sol invictus) déjà véhiculé par les précédents empereurs avait préparé le terrain.

Sur ce solidus de 313, figure Constantin ; au second plan, adoptant les mêmes traits, se trouve Sol invictus. Source : BNF, Cabinet des Médailles.



La figure d'un Dieu unique était de nature à séduire un pouvoir civil en quête d'unité et de légitimité dans un contexte politique de plus en plus dur. Par ailleurs, les idées chrétiennes ont également fait leur chemin (notamment dans l'aristocratie) et par acculturation mutuelle ont fini par pénétrer les mentalités, non sans quelques ambiguïtés.

Qu'elle relève d'une conviction personnelle ou d'un calcul politique, l'attitude bienveillante de Constantin s'affirme à partir de sa victoire du Pont Milvius en 312 : ayant une vision avant l'affrontement, Constantin fait peindre un chrisme, symbole chrétien, sur les boucliers de ses soldats ; reconnaissant, Dieu lui offre la victoire... Le changement s'affirme encore plus nettement l'année suivante, dans un texte appelé improprement Edit de Milan : adressé à son collègue et concurrent Licinius, Constantin met sur un pied d'égalité le christianisme et les autres cultes.


Tx.Lettre de Constantin au gouverneur de Bithynie (313 apr. J.-C. ). Lactantius, De la mort des persécuteurs, XLVIII, 2-13 (éd. P. Moreau, Paris, 1954 ) :

Licinius, lui, recueillit une partie des troupes de Maximin, qu'il répartit parmi les siennes. Quelques jours après la bataille, il passa en Bithynie avec son armée et fit son entrée à Nicomédie. Il rendit grâces à Dieu, dont le secours lui avait donné la victoire, et, le quinze juin de l'année où lui-même et Constantin étaient consuls pour la troisième fois [a. 313], il fit afficher une lettre circulaire adressée au gouverneur, concernant le rétablissement de l'Église. La voici :

« 2. Moi, Constantin Auguste, ainsi que moi, Licinius Auguste, réunis heureusement à Milan, pour discuter de tous les problèmes relatifs à la sécurité et au bien public, nous avons cru devoir régler en tout premier lieu, entre autres dispositions de nature à assurer, selon nous, le bien de la majorité, celles sur lesquelles repose le respect de la divinité, c'est-à-dire donner aux Chrétiens comme à tous, la liberté et la possibilité de suivre la religion de leur choix, afin que tout ce qu'il y a de divin au céleste séjour puisse être bienveillant et propice, à nous-mêmes et à tous ceux qui se trouvent sous notre autorité.

3. C'est pourquoi nous avons cru, dans un dessein salutaire et très droit, devoir prendre la décision de ne refuser cette possibilité à quiconque, qu'il ait attaché son âme à la religion des Chrétiens ou à celle qu'il croît lui convenir le mieux, afin que la divinité suprême, à qui nous rendons un hommage spontané, puisse nous témoigner en toutes choses sa faveur et sa bienveillance coutumières.

4. Il convient donc que Ton Excellence sache que nous avons décidé, supprimant complètement les restrictions contenues dans les écrits envoyés antérieurement à tes bureaux concernant le nom des Chrétiens, d'abolir les stipulations qui nous paraissaient tout à fait malencontreuses et étrangères à notre mansuétude, et de permettre dorénavant à tous ceux qui ont la détermination d'observer la religion des Chrétiens, de le faire librement et complètement, sans être inquiétés ni molestés.

5. Nous avons cru devoir porter à la connaissance de Ta Sollicitude ces décisions dans toute leur étendue, pour que tu saches bien que nous avons accordé auxdits Chrétiens la permission pleine et entière de pratiquer leur religion.

6. Ton Dévouement se rendant exactement compte que nous leur accordons ce droit, sait que la même possibilité d'observer leur religion et leur culte est concédée aux autres citoyens, ouvertement et librement, ainsi qu'il convient à notre époque de paix, afin que chacun ait la libre faculté de pratiquer le culte de son choix. Ce qui a dicté notre action, c'est la volonté de ne point paraître avoir apporté la moindre restriction à aucun culte ni à aucune religion.

7. De plus, en ce qui concerne la communauté des Chrétiens, voici ce que nous avons cru devoir décider : les locaux où les Chrétiens avaient auparavant l'habitude de se réunir, et au sujet desquels les lettres précédemment adressées à tes bureaux contenaient aussi des instructions particulières, doivent leur être rendus sans paiement et sans aucune exigence d'indemnisation, toute duperie et toute équivoque étant hors de question, par ceux qui sont réputés les avoir achetés antérieurement, soit à notre trésor, soit par n'importe quel autre intermédiaire.

8. De même, ceux qui les ont reçus en donation doivent aussi les rendre au plus tôt auxdits Chrétiens. De plus, si les acquéreurs de ces bâtiments ou les bénéficiaires de donation réclament quelque dédommagement de notre bienveillance, qu'ils s'adressent au vicaire, afin que par notre mansuétude, il soit également pourvu à ce qui les concerne. Tous ces locaux devront être rendus par ton intermédiaire, immédiatement et sans retard, à la communauté des Chrétiens.

9. Et puisqu'il est constant que les Chrétiens possédaient non seulement les locaux où ils se réunissaient habituellement, mais d'autres encore, appartenant en droit à leur communauté, c'est-à-dire à des églises et non à des individus, tu feras rendre auxdits Chrétiens, c'est-à-dire à leur communauté et à leurs églises, toutes ces propriétés aux conditions reprises ci-dessus, sans équivoque ni contestation d'aucune sorte, sous la seule réserve, énoncée plus haut, que ceux qui leur auront fait cette restitution gratuitement, comme nous l'avons dit, peuvent attendre de notre bienveillance une indemnité.

10. En tout cela, tu devras prêter à la susdite communauté des Chrétiens ton appui le plus efficace, afin que notre ordre soit exécuté le plus tôt possible, et afin aussi qu'en cette matière il soit pourvu par notre mansuétude à la tranquillité publique.

11. Ce n'est qu'ainsi que l'on verra, comme nous l'avons formulé plus haut, la faveur divine, dont nous avons éprouvé les effets dans des circonstances si graves, continuer à assurer le succès de nos entreprises, gage de la prospérité publique.

12. Afin, d'autre part, que la mise en forme de notre généreuse ordonnance puisse être portée à la connaissance de tous, il conviendra que tu fasses faire une proclamation pour la promulguer, que tu l a fasses afficher partout et que tu la portes à la connaissance de tous, de façon que nul ne puisse ignorer la décision prise par notre bienveillance. 

13. A cette lettre qui fut affichée, il ajouta encore la recommandation verbale de rétablir les lieux de réunion dans leur état primitif. Ainsi, de la ruine de l'Église à sa restauration, il s'écoula dix ans et environ quatre mois »
.

Rappelons aussi que se tient en 325, à l'initiative du même Constantin, le concile œcuménique de Nicée en Bithynie (une partie de l'actuelle Turquie) auxquels prennent part, outre l'empereur, près de 300 évêques. Cette réunion jette les bases du dogme chrétien et marque durablement le droit canonique ; elle montre aussi l'étroite collusion du politique et du religieux. La démarche constantinienne est le point de départ d'une nouvelle conception du pouvoir, appelée césaro-papiste : le détenteur du pouvoir politique, considéré comme le représentant de Dieu sur terre, exerce son autorité sur l’Église.
L'union entre l'Empire et l’Église est durablement scellée en 380 lorsque Théodose Ier, par le célèbre Edit de Thessalonique, proclame le christianisme religion officielle de l'Empire. La persécution change désormais de camp.


Tx.Édit de Thessalonique (27 févr. 380 apr. J.-C. ), trad. J. Gaudemet, Les institutions de l'Antiquité, 7ème éd., Paris, 2002, p. 430 :

Les empereurs Gratien, Valentinien et Théodose Augustes, Édit au peuple de la ville de Constantinople.

« Tous les peuples que régit la modération de Notre Clémence, nous voulons qu'ils s'engagent dans cette religion que le divin Pierre Apôtre a apportée aux Romains - ainsi que l'affirme une tradition qui depuis lui est parvenue jusqu'à maintenant - et qu'il est clair que suivent le pontife Damase et Pierre, évêque d'Alexandrie, homme d'une sainteté apostolique : c'est-à-dire que, en accord avec la discipline apostolique et la doctrine évangélique, nous croyons en la seule Divinité du Père et du Fils et du Saint-Esprit, dans une égale Majesté et une pieuse Trinité.

Nous ordonnons que ceux qui suivent cette loi prennent le nom de Chrétiens Catholiques et que les autres, que nous jugeons déments et insensés, assument l'infamie du dogme hérétique, que leurs assemblées ne puissent recevoir le nom d'églises, pour être enfin châtiés, d'abord par la vengeance divine, ensuite par notre décision que nous a inspirée la volonté céleste.
Donné le 4 des kalendes de mars à Thessalonique, étant consuls, Gratien Auguste pour la cinquième fois et Théodose Auguste pour la première fois ».

A partir de Constantin, l’Église connut un développement remarquable. Elle bénéficia d’une part du soutien de l’Empire, au travers de concessions patrimoniales et d’avantages fiscaux. D’autre part, elle put se développer rapidement dans le « moule » romain, imitant sa hiérarchie et ses structures territoriales.

Sa hiérarchie en effet se renforce, au sommet de laquelle figure le pape, évêque de Rome. Successeur de saint Pierre, sa légitimité paraît évidente bien que les patriarches d’Orient lui contestent cette primauté, considérant à ce moment Constantinople plus rayonnante que Rome. Au niveau local, la christianisation de l’Empire progresse de façon variable. Evidente en milieu urbain, cette implantation est plus lente dans les zones rurales où les cultes traditionnels persistent.

Les limites romaines servent peu ou prou de modèles pour déterminer les circonscriptions ecclésiastiques. L’évêque contrôle ainsi le diocèse dont les formes épousent les frontières de la civitas romaine, à quelques nuances près. Toujours sur le modèle existant, les diocèses sont réunis au sein de provinces, modelées selon les 17 provinces civiles fixées au Bas-Empire : les formes mais aussi les noms en sont repris (Aquitaine première, seconde, Lyonnaise, etc.). A la tête de ces provinces sont placées des évêques métropolitains ayant en théorie une autorité hiérarchique sur les autres évêques comprovinciaux (les suffragants) qu’il exprime notamment lors des conciles.

Ces évêques (du grec episkopos, « celui qui veille ») que l’on dit être nommés clero et populo (par le clergé et le peuple), sont en fait des hommes de pouvoir et de réseaux, issus de l’aristocratie romaine, ayant bien souvent exercé des fonctions au sein de l’administration impériale avant d’embrasser une carrière ecclésiastique. Il n’est dès lors guère étonnant qu’au sein du diocèse, leurs attributions dépassent largement la simple activité pastorale et l’administration du culte. Chef de tout le clergé, séculier comme régulier, ils exercent des compétences tout aussi bien municipales que fiscales.

Constantin avait en outre accordé aux évêques une capacité juridictionnelle, à chaque fois qu’un litige impliquait des clercs ou des biens de l’Église. Il s’agit du privilège du for, à la base suffisamment imprécis pour être étendu à diverses matières et faisant de l’évêque un sérieux concurrent des juridictions civiles. Lorsque disparaît l’Empire romain en Occident, l’Église constitue alors pour la population un symbole fiable d’autorité et de justice. Elle pallie également, et dans beaucoup de domaines, les insuffisances des autorités civiles.

Une conception théocratique du pouvoir impérial se développe, surtout en Orient. Mais bien qu'il soit de plus en plus assimilé à la divinité et qu'il apporte son concours au développement de l’Église, les autorités ecclésiastiques insistent davantage sur la responsabilité religieuse de l'empereur. Dès le IVème siècle, elles supportent également mal les ingérences de ce dernier dans les affaires religieuses.

Ambroise de Milan rappelle ainsi à Théodose Ier la nécessaire distance qu'il doit observer à l'égard de l’Église et souligne le droit de regard qu'ont les clercs sur la conduite de l'empereur.

Tx.Saint Ambroise de Milan, lettre XX à l’empereur Théodose, 385. Trad. J. Imbert, M. Boulet-Sautel, G. Sautel, Histoire des Institutions et des faits sociaux, Textes et documents, tome 1, Paris, 1957, p. 309-310:

« On me mande en un mot : Livre la basilique. Je réponds : il ne m’est pas permis de la remettre, pas plus qu’il ne te convient, empereur, de la recevoir. Tu ne peux troubler à aucun titre de droit la demeure d’un particulier, et tu estimes pouvoir dérober la demeure de Dieu ? On allègue que tout est permis à l’empereur, que tous les biens lui appartiennent. Je réponds : ne charge pas ta responsabilité, ô empereur, en pensant que tu as quelque droit de par ta position impériale sur les biens qui relèvent de la divinité. Ne t’insurge pas, mais si tu veux régner durablement, sois soumis à Dieu. Il est écrit : « A Dieu ce qui est à Dieu, à César ce qui est à César » (Matth., XXII, 21). A l’empereur reviennent les palais, aux prêtres les églises. T’est confiée la maîtrise de droit des enceintes publiques, non des enceintes sacrées. On dit encore que l’empereur m’a mandé : « je dois moi aussi détenir une basilique ». Je réponds : il ne t’est permis d’avoir celle-là. Qu’aurais-tu à faire avec une adultère ? Or est adultère, celle qui n’est pas unie au Christ en légitime mariage ».

Nous sommes ici au début d'une querelle sans fin et l'on tente alors de tirer avantage de toutes les circonstances pour affirmer la primauté de l'un sur l'autre. Profitant de ce que deux constitutions de Valentinien III reconnaissent en 445, l'auctoritas pontificale, l'on considère par analogie que les évêques réunis en concile bénéficie de la même auctoritas.

Antoine Van Dick (1599-1641), Ambroise barrant le chemin à Théodose 1er à l'entrée de la cathédrale de Milan. Cette oeuvre entend traduire, par les attitudes des deux protagonistes, la supériorité de l'Eglise sur la puissance temporelle. Source : The National Gallery - wikipédia - domaine public.


Avec un empire d'Occident qui disparaît en 476 et un empereur d'Orient se considérant comme le maître du monde (dominus mundi), la papauté a fort à faire.
Le pape Gélase Ier rappelle la position de l’Église dans une lettre célèbre adressée en 494 à l'empereur d'Orient Anastase : « Il y a deux choses, empereur auguste, par lesquelles ce monde est principalement régi : l'auctoritas consacrée des pontifes et la potestas des rois ».

Tx.Gélase Ier (492-496), Lettre à l'empereur Anastase (trad. M. Pacaut, La théocratie. L’Église et le pouvoir au Moyen Âge, Paris, 1989, p. 23 :

« Il y a, auguste empereur, deux principes par lesquels ce monde est régi : l'autorité [auctoritas] sacrée des pontifes et le pouvoir [potestas] royal. Et pour les deux, la charge des évêques est d'autant plus lourde qu'ils doivent rendre compte devant la justice divine de ceux-là mêmes qui sont les rois. Tu le sais en effet, fils très clément : bien que ta dignité te place au-dessus du genre humain, tu inclines cependant, par un devoir religieux, ta tête devant ceux qui sont chargés des choses divines et tu attends d'eux les moyens de te sauver ; et pour recevoir les célestes mystères et les dispenser comme il convient, tu dois, tu le sais aussi, selon la règle de la religion, te soumettre plutôt que de diriger. [...] Et s'il est normal que le cœur des fidèles se soumette à tous les évêques en général [...] combien plus l'unanimité doit-elle se faire autour du préposé à ce siège, à qui la divinité suprême a voulu donner la prééminence sur tous les évêques et que la piété universelle de l’Église a dans la suite constamment célébré ? ».

Cet emprunt au droit public romain n'a pour but que de démontrer la supériorité de la première notion sur la seconde et donc de l’Église (« les pontifes », sous-entendant ainsi le pape mais aussi toute assemblée d'évêques) sur le pouvoir impérial. Gélase, un rien provocateur, évoque « les rois », rappelant ainsi à l'empereur qu'il existe d'autres monarques que lui. Le pape entend souligner la dualité des ordres dans une logique évangélique mais insiste sur leur nécessaire collaboration dans la poursuite d'un but commun. Mais il rappelle l'obligation pour le pouvoir politique de se conformer à l'autorité ecclésiastique et non de la contrôler : «tu dois, tu le sais aussi, selon la règle de la religion, te soumettre plutôt que de diriger ». Il insiste également sur la responsabilité des empereurs et la nécessité, pour les évêques, de dénoncer leurs fautes.

Avec lucidité, il ajoute toutefois que « pour tout ce qui appartient à l'ordre de la discipline publique, tu sais que les pontifes de la religion, reconnaissant l'empire qui t'a été donné par une disposition d'En Haut, obéissent eux-mêmes à tes lois».

Nous verrons plus tard que la lettre de Gélase sera par la suite attentivement relue et interprétée.

3. L'influence du monde barbare


Voisins de l'Empire, les peuples barbares ont aussi participé à la construction d'une culture européenne. Ils ont tout à la fois limité l'expansion romaine et permis aux structures romaines de survivre alors qu'elles manifestaient quelques signes de faiblesses. La progression des « Germains » (germani, les voisins) vers le sud et l'ouest est en tout cas manifeste ; leur héritage aussi.


Peuples barbares ou germaniques, « Germains » (concept de nature essentiellement linguistique) : ce vocabulaire est réducteur et souvent inapproprié pour décrire une réalité complexe. Il reste cependant commode pour marquer le contraste entre l'ensemble de ces peuples, le monde romain mais aussi les groupes celtiques. Il faut simplement garder à l'esprit que ces « peuples barbares » rassemblent plusieurs rameaux essaimant de la Scandinavie aux rives du Danube. Ils ne sont pas seulement germaniques mais aussi slaves, turco-mongols iranophones, etc.
Malheureusement, ces hommes, excluant toute pratique de l'écriture, ne nous ont laissé aucun témoignage (les premières formes d'écritures runiques n'apparaissent qu'au IIIème siècle de notre ère, au Danemark). Il faut donc se fier à des sources extérieures et forcément subjectives.

Pour les temps les plus anciens, le fameux ouvrage Germania que l'historien romain Tacite écrit au Ier siècle de notre ère est utile pour saisir les institutions proprement germaniques, à condition de se souvenir que l'auteur saisit une occasion de critiquer ses contemporains romains dont l'attitude contraste avec le courage et la simplicité animant ces peuples. Tacite oriente son discours en cherchant la comparaison avec la civilisation romaine, plaquant sur ses observations un vocabulaire typiquement romain. Salvien de Marseille fit de même au Vème siècle. A l'inverse, certains auteurs latins déplorent la « sauvagerie » de ces barbares, tel Ammien Marcellin à la fin du IVème siècle.

Il est également séduisant de recourir aux premiers textes écrits en Europe du Nord aux XIIème-XIIIème siècles. Les poèmes islandais et les sagas scandinaves véhiculent certes une tradition ancienne du pouvoir ; d'aucuns les ont corrélés avec les observations de Tacite et conclu à la permanence des pratiques germaniques. Cependant, cette interprétation, née d'un manque de sources, conduit à penser avec risque qu'il existe une civilisation germanique commune. Pour en savoir plus, seule l'archéologie nous renseigne et peut encore à l'avenir compléter nos connaissances.

Il n'est pas question d'organisation étatique, pour des peuples par ailleurs sans véritable attache territoriale. Le cadre politique semble s'arrêter au stade de la tribu, autre cercle de solidarité. Les sources font état d'un système récurrent assez simple : un roi, entouré des chefs de familles les plus puissantes, et une assemblée d'hommes libres (entendons, ceux capables de porter les armes) capable de s'exprimer.

L'organisation militaire révèle en outre les liens personnels très forts qui unissent les membres de ces communautés. Autour du chef se groupent volontairement les hommes libres, qui, reconnaissant en lui un personnage charismatique capable de victoires, l'assurent de leur indéfectible soutien par le serment prêté et récompensés en retour par les honneurs et le partage du butin.
Cette confiance est cependant conditionnelle : en cas d'échec, le chef est abandonné, voire éliminé. Le système rigoureux du compagnonnage mettait en valeur les qualités guerrières de ces peuples qui firent l'admiration des Romains eux-mêmes. Il y avait effectivement une certaine gloire à les affronter et à les battre.


Il faut se garder de croire à une totale étanchéité entre ces différentes cultures. D'une part, les périodes d'affrontement n'empêchent pas le commerce. D'autre part, par nécessité ou par ambition guerrière, les peuples sont tentés de franchir plusieurs fois le limes romain.

Il est plus juste aujourd'hui d'employer le terme de migrations plutôt que d'invasions, sans nier l'existence d'épisodes guerriers. L'archéologie complète aujourd'hui de mieux en mieux les sources écrites (les confirmant ou, au contraire, présentant une réalité tout autre) et permet de se détacher d'une vision développée depuis le XVIème siècle sur l'implantation plus ou moins durable de ces peuples germaniques, avec un sentiment d'invasion ranimé par l'historiographie revancharde de la IIIème République. Il est vrai que cette tradition s'appuie sur les récits catastrophistes d'auteurs antiques, comme par exemple ceux d'Ammien Marcellin au IVème siècle. Ces témoignages sont cependant largement subjectifs, écrits dans un climat de crise.

L'importance de ces flux (qui rappelons-le, ont commencé plusieurs siècles avant J.-C.) est également à relativiser, en l'absence d'outils statistiques pour ces hautes périodes. Les preuves sont trop minces pour croire à une conquête et une implantation durables qui supposeraient un nombre chiffre conséquent de combattants mobilisables.

Sur le fond, il est également proscrit d'opposer germanité et romanité : une acculturation réciproque a débuté depuis longtemps, anéantissant toute notion de pureté ethnique aux relents douteux.

En savoir plus :  L'invasion barbare

Plusieurs peintres, en particulier au XIXème siècle, se sont à leur tour emparé du thème de l'invasion barbare, représentant des hordes sauvages à l'assaut des richesses romaines. A la brute échevelée est opposée la civilisation romaine. Deux exemples assez célèbres sont ici donnés : L'invasion des barbares d'Ulpiano Checa (1887) et Le sac de Romede 410, de Jean-Noël Sylvestre (1890).
J.-N. Sylvestre, Le Sac de Rome, 1890 (musée de Sète). Source : wikipédia - domaine public.
Ulpiano Checa, La invasión de los bárbaros (1887), Musée du Prado, Madrid. Source : wikipédia - domaine public.

. Concernant l'exploitation (et la distorsion) de l'histoire au profit du nationalismes, il est indispensable de lire P. Geary, Quand les nations refont l'histoire: l'invention des origines médiévales de l'Europe, Paris, 2011.

Quoiqu'il en soit, ces migrations s'intensifient à partir du IIIème siècle (surtout entre 257 et 278), au moment où l'Empire romain connaît une crise structurelle majeure. Cette poussée est dans un premier temps contenue en intégrant les combattants germains dans les rangs de l'armée romaine, à titre individuel (en tant que soldat) ou collectif.

La technique du foedus (traité) faisant de ces hommes des fédérés, permet l'installation de leur groupe sur un territoire concédé par l'empereur. En échange d'avantages fonciers et fiscaux, le peuple fédéré doit un service militaire pour protéger la frontière des attaques venant d'autres groupes. On voit ici toute la précarité du système masquant mal les difficultés de l'Empire romain à maintenir durablement ses positions territoriales.

Sans entrer ici dans les détails de ces mouvements réguliers, il faut mentionner le cas de trois peuples ayant laissé une empreinte durable.

Les Wisigoths tout d'abord. Difficile à contenir une fois le Danube franchi en 376, ils traversent rapidement l'Empire, prenant Rome en 410 et s'installant dans le sud-ouest de l'Aquitaine, avec le consentement d'autorités romaines n'ayant finalement qu'assez peu le choix.

Parallèlement, dans les années 430, le peuple des Burgondes rompt le traité qui le maintenait sur les rives de Rhin. L'intervention victorieuse du généralissime Aetius permet de les cantonner par un autre traité en Sapaudia, région qui correspondrait aujourd'hui à une zone située entre Mâconnais, Jura et Lyonnais. Notons que leur migration fut très vraisemblablement une conséquence de la pression exercée par les Huns d'Attila venant des steppes asiatiques (mais arrêtés finalement par le même Aetius en 451, lors de la bataille des Champs catalauniques, dans les environs de Châlons-en-Champagne).

L'unité un temps maintenue se rompt à la mort d'Aetius en 453. Les velléités de conquête se réveillent à nouveau, brisant la plupart des accords passés avec Rome ou ses lointains représentants. Les peuples wisigoth et burgonde étendent ainsi leur domination sur les régions environnantes : l'Aquitaine pour les premiers, principalement les vallées de la Saône et du Rhône pour les seconds.

En savoir plus : Sidoine Apollinaire

Sidoine Apollinaire, évêque d'Auvergne issu de l'aristocratie romaine témoigne dans une lettre adressée à un ami de l'implantation des « barbares » en Gaule, et de la cohabitation, parfois difficile, entre les peuples (Carmina X, 460, trad. A. Loyen, Correspondances, tome 1, Paris, 1960, p. 132) :
« Pourquoi me demandes-tu de composer [...] un poème [...] quand je vis au milieu de hordes chevelues, que j'ai à supporter leur langage germanique et à louer incontinent, malgré mon humeur noire, les chansons du Burgonde gavé, qui s'enduit les cheveux de beurre rance? [...] Heureux tes yeux et tes oreilles, heureux aussi ton nez, toi qui n'as pas à subir l'odeur de l'ail ou de l'oignon infect que renvoient dès le petit matin dix préparations culinaires, toi qui n'es pas assailli, avant même le lever du jour, comme si tu étais leur vieux grand-père ou le mari de leur nourrice, par une foule de Géants si nombreux et si grands qu'à peine les contiendrait la cuisine d'Alcinoüs ».
Last but not least, un autre peuple a également franchi avec succès une frontière devenue très poreuse : les Francs.

Ce nom dissimule en fait une multitude de groupes rassemblés en deux branches principales, les Francs Ripuaires et les Francs Saliens. Dès les années 280 ce peuple s'impatiente au limes, tentant à plusieurs reprises des raids victorieux. Rome les contient en les incluant progressivement aux rangs de l'armée romaine. Aux IVème et Vème siècles, des chefs francs gagnent ainsi les plus hauts postes de commandement de l'Empire et contribuent efficacement à repousser les attaques des autres peuples. En 476, quand est déposé le dernier empereur romain d'Occident, les Francs exploitent une puissance militaire considérable pour se lancer dans une offensive victorieuse. Certains d'entre eux vont particulièrement se distinguer, tel le roi de Tournai Childéric, père de Clovis. Sur les vestiges de l'Empire romain naissent les royautés barbares.

La migration des francs entre 400 et 440. Source : Own Work - Licence de documentation libre GNU.

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