1. Le juge du Moyen Âge à nos jours
La place et le rôle du juge n’est pas semblable en tout lieu en en tout temps. Le « juge », personne physique ou juridiction, est un acteur essentiel pour trancher les litiges en application de normes juridiques ou selon l’équité. Son activité se manifeste notamment par le rendu d’une décision. « L'ensemble des règles de droit nées de l'activité judiciaire » (P. Deumier) correspond à la jurisprudence. Le juge par son application et son interprétation du droit a laissé au cours des temps des sources utiles à la compréhension des phénomènes et institutions juridiques.
1. 1. Acteur de la vie juridictionnelle et judiciaire
Les personnes en charge de rendre la justice sont diverses et recouvrent deux catégories. Des personnes privées peuvent être investies de la prérogative de juger. Des magistrats de métier désignés par le souverain agissent en son nom pour dire le droit. Avec le développement de l’Etat, cette seconde voie a été suivie.
1. 1. 1. Juges non-professionnels
Depuis l’Antiquité, le recours à des juges non-professionnels existe pour participer à l’exercice de la justice.
A Rome, les citoyens participent aussi à la justice. Inscrit sur une liste, un particulier remplissant certaines conditions (homme libre, avoir au moins 25 ans, disposer d’une certaine fortune) peut être choisi comme juge par les parties.
Au début du Moyen Âge, une semblable pratique existe en lien avec la tradition germanique et l’exercice de la justice populaire. Sous les Mérovingiens, un tribunal, le malberg ou mallus, existe. Il s’agit du tribunal de tous les hommes libres au niveau local (centaine ou vicaria). Pour rendre la justice ordinaire, ils sont choisis par le comte. Ce sont les rachimbourgs. Ils rendent un jugement conformément à la loi applicable. Avec Charlemagne, une évolution se fait jour. Les rachimbourgs sont remplacés par des échevins, de juges occasionnels ils deviennent des juges désignés à vie limitant la conception d’une justice populaire.
Aux temps féodaux, de manière schématique, les seigneurs peuvent rendre la justice d’une double manière. La justice seigneuriale est exercée par un seigneur banal (lié au pouvoir de ban). Il a hérité de cette prérogative du roi carolingien, elle s’applique aux hommes vivant sur le territoire où s’exerce son pouvoir (« les hommes de la poesté »). La justice féodale est différente en prenant sa source dans le contrat féodo-vassalique. Elle intéresse seulement les personnes (vassaux) qui ont de tels liens avec le seigneur. Le jugement par ses pairs prévaut ainsi.
Cette idée de jugement par ses pairs se retrouve avec l’institution du jury. Il est connu et va se maintenir en Angleterre à la différence du royaume de France. La Grande Charte (Magna Carta) de 1215 reconnaît ce principe.
« Si quiconque a été saisi ou dépossédé de ses terres ou château par Nous, ou qu'il a été privé de ses droits et libertés sans un jugement légal de ses pairs, Nous lui restituerons ceci immédiatement. Et s'il survenait une dispute à ce sujet, la dispute sera alors conciliée par le verdict des vingt-cinq Barons mentionnés ci-dessous en égard pour la paix. Il en sera ainsi pour les biens de quiconque, qui ont été saisis par le Roi Henry Notre père ou le Roi Richard Notre frère, sans le verdict de ses pairs et que Nous avons en Notre possession, ou que Nous tenons par mandat. Mais Nous aurons répit, jusqu'à la fin normale du terme de la croisade, excepté pour ceux pour lesquels un plaidoyer avait été invoqué ou pour lesquels une enquête avait été entreprise par Notre Précepte, avant que Nous ayons pris la Croix. Aussitôt que Nous serons revenus de Notre mission, ou, si par hasard, Nous n'irions pas en mission, Nous leur accorderons immédiatement toute justice dans ces causes. ».
- Sur la Magna Carta : https://clio-texte.clionautes.org/La-Grande-Charte-1215.html
Ce modèle est réaffirmé par l’Habeas Corpus Act (1679) avec le « grand jury », qui apprécie si les charges sont suffisantes et décide que le procès puisse se poursuivre, et un second jury qui prononce le jugement.
Le jury est connu dans la France d’Ancien Régime par l’intermédiaire de Montesquieu dans l’Esprit des lois (XI, 6). Cette idée est reprise par les philosophes des Lumières et elle trouve à s’appliquer avec la Révolution française tout d’abord en matière criminelle (lois des 16-29 septembre et 29 septembre-21 octobre 1791). Un jury d’accusation et un jury de jugement sont institués. Des citoyens (8 et 12) sont choisis par tirage au sort sur des listes électorales. Les jurés délibèrent sur les questions de fait. Ils doivent alors se prononcer sur la culpabilité à partir de leur intime conviction.
Ce système a été partiellement remis en cause par Napoléon avec le Code d'instruction criminelle en 1808 qui confie l'instruction (secrète et écrite) à un juge. La Cour d'assises, instituée en 1808 et mise en service en 1811, siège de manière intermittente das chaque département. Elle est présidée par un magistrat de la cour d'appel. Il est entouré de deux assesseurs qui sont aussi magistrats et de jurés. Ces jurés sont désignés par tirage au sort. Le jury de jugement est seul conservé pour connaître d'affaires criminelles. Il est réformé par la loi du 28 avril 1832 qui permet aux jurés de reconnaître des circonstances atténuantes. Ce n’est qu’avec la loi n° 80-1042 du 23 décembre 1980 relative à l’établissement de la liste annuelle préparatoire des jurés d’assises que tous les citoyens peuvent être désignés. L’expression de la souveraineté a été un motif pour justifier l’existence du jury tout comme la citoyenneté et le civisme. Une telle conception ne permettait alors pas de faire appel de l’arrêt de la Cour d’assises.
La loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence a reconnu la possibilité d’un appel contre les décisions criminelles. Cette évolution tout en conservant le poids de l’histoire prévoit un appel de Cour d’assise à Cour d’assises.
L’expérimentation de « citoyens assesseurs » aux côtés de magistrats instaurée par la loi n° 2011-939 du 10 août 2011 sur la participation des citoyens au fonctionnement de la justice pénale et le jugement des mineurs a été arrêtée en 2013.
1. 1. 2. Juges professionnels
Avec le renforcement d’une justice étatique, la présence de juges professionnels se développe. Une première forme existe au cours de l’Empire romain. Elle réapparaît dans le cadre de la justice monarchique médiévale.
La monarchie a développé au Moyen Age la justice royale par l’intermédiaire de juges. Ils exercent de manière déléguée le pouvoir reconnu au roi. Son action est encadrée. Son statut va évoluer. Juges et magistrats ont été appréhendés de manière unique depuis la Révolution française au sein du pouvoir judiciaire puis de l’ordre judiciaire napoléonien et de l’autorité judiciaire.
L’office du juge correspond aux devoirs et pouvoirs attachés à l’exercice de sa fonction. Aujourd’hui prévaut sa neutralité affirmé par l’article 6-1 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (« toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial … »).
La question de l’office du juge a intéressé nombre d’auteurs depuis le Moyen Âge. Juge chrétien, le juge médiéval va aussi voir sa conduite être guidée par le droit. Il doit se prononcer en respectant la procédure et selon la norme (loi, coutume) en vigueur. Gratien (XIIème siècle) précise que « le bon juge ne fait rien arbitrairement ou selon sa volonté particulière, mais selon les lois et le droit ». Dans l’ordonnance de réformation du royaume de saint Louis en 1254 une semblable conduite est imposée aux baillis avec la prestation d’un serment.
« Nous Louis, par la grâce de Dieu roi de France, établissons que tous nos baillis, vicomtes, prévôts, maires et tout autre officier, en quelque affaire que ce soit, et en quelque office qu’ils soient, fassent serment que tant qu’ils seront dans leur office ou dans leur baillie, ils feront droit à chacun sans exception, aux pauvres comme aux riches, à l’étranger comme à l’homme du pays, et qu’ils respecteront les us et coutumes qui sont bons et éprouvés. Et s’il advient que les baillis ou vicomtes ou autres, comme les sergents ou forestiers, agissent contre leur serment et qu’ils soient convaincus, nous voulons qu’ils en soient punis en leurs biens et en leurs personnes si le méfait le requiert : les baillis seront punis par nous et les autres par les baillis ».
Depuis l’Antiquité, les qualités du juge sont présentées. Des vertus particulières sont requises. L'honnêteté, la rigueur, l’impartialité, le secret sont quelques-unes du modèle développé au cours des temps. Le chancelier d’Aguesseau dans sa première mercuriale en 1698 présentait « l’état de magistrat ». Cela servira de modèle pour les procureurs généraux, les avocats généraux et substituts amenés à prononcer les discours de rentrée aux audiences solennelles au XIXème siècle où ils présentent notamment les qualités du magistrat.
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La pratique des mercuriales se développe à partir du milieu du XIVème s. Ayant pour objet initial tous les 15 jours la discipline des magistrats. Ces discours deviennent semestriels à partir du XVIème s. et leur nature se modifie pour devenir un exercice de rhétorique juridique. L’ordonnance de Villers-Cotterêts en 1539, confirmée par les ordonnances d’Orléans et de Blois, en prescrit la tenue. Etienne Pasquier (1529-1615) dans ses Recherches de la France présente le premier discours de rentrée prononcé par Duménil en 1557. Les mercuriales de l’avocat-général Omer Talon (1595-1652) et plus encore celle de d’Aguesseau (1668-1751) prononcée en 1698 sur « l’état de magistrat » deviennent des références pour tout magistrat chargé de prononcer un tel discours.
Après la Révolution, cette cérémonie est rétablie par Napoléon Ier. Le règlement organique du 30 mars 1808 prévoit que « Tous les ans, à la rentrée [des] cours d’appel, chambres réunies, il sera fait, par [le] procureur général, un discours sur l’observation des lois et le maintien de la discipline » (art. 101). Cette disposition est reprise et complétée par la loi du 20 avril 1810 sur l’organisation judiciaire (article 8). Devant « toutes les chambres de la cour impériale [réunies] en la chambre du conseil, le premier mercredi d’après la rentrée. Le procureur général, ou un avocat général en son nom, [doit] prononcer un discours sur la manière dont la justice aura été rendue dans l’étendue du ressort pendant la précédente année ; il remarquera les abus… ; il fera les réquisitions qu’il jugera convenable… ». Enfin, les articles 33 à 35 du décret du 6 juillet 1810 précisent le déroulement des audiences solennelles pour la rentrée des cours impériales. Le décret du 10 juillet 1903 supprime cette cérémonie puis elle est rétablie en 1931.
Progressivement la stabilité dans l’exercice d’une charge publique est reconnue tout d’abord de manière implicite avec l’inamovibilité (1467) puis de manière organisée avec la patrimonialisation des offices. Vénalité et hérédité des offices sont instaurées sous le règne de François Ier (1522) puis en 1604 (arrêt du Conseil du roi). L’une des conséquences de ce système est de réduire le droit royal de nomination de ses officiers devenus inamovibles et indépendants.
La mission du juge au cours de l’Ancien Régime s’inscrit dans le cadre d’une fonction divine. Les magistrats au sein des cours souveraines, des juridictions supérieures et de dernier ressort, développent l’idée d’une indépendance et leur faculté de pouvoir juger aussi en équité. Les revendications et oppositions à l’encontre du pouvoir royal se manifestent (fronde parlementaire puis contestations sous le règne de Louis XV).
« Ce qui s’est passé dans mes parlements de Pau et de Rennes ne regarde pas mes autres parlements… Je n’aurais pas d’autre réponse à faire à tant de remontrances qui m’ont été faites à ce sujet, si leur réunion, l’indécence du style, la témérité des principes les plus erronés et l’affectation d’expressions nouvelles pour les caractériser, ne manifestaient les conséquences pernicieuses de ce système d’unité que j’ai déjà proscrit et qu’on voudrait établir en principe, en même temps qu’on ose le mettre en pratique.
Je ne souffrirai pas qu’il se forme dans mon royaume une association qui ferait dégénérer en une confédération de résistance le lien naturel des mêmes devoirs et des obligations communes, ni qu’il s’introduise dans la monarchie un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ; la magistrature ne forme point un corps, ni un ordre séparé des trois ordres ; les magistrats sont mes officiers chargés de m’acquitter du devoir vraiment royal de rendre la justice à mes sujets, fonction qui les attache à ma personne et qui les rendra toujours recommandables à mes yeux. Je connais l’importance de leur service : c’est donc une illusion, qui ne tend qu’à ébranler la confiance par de fausses alarmes, que d’imaginer un projet formé d’anéantir la magistrature et de lui supposer des ennemis auprès du trône ; ses seuls, ses vrais ennemis sont ceux qui, dans son propre sein, lui font tenir un langage opposé à ses principes ; qui lui font dire que tous les parlements ne font qu’un seul et même corps, distribué en plusieurs classes…
Entreprendre d’ériger en principes des nouveautés si pernicieuses, c’est faire injure à la magistrature, démentir son institution, trahir ses intérêts et méconnaître les véritables lois fondamentales de l’Etat. Comme s’il était permis d’oublier que c’est en ma personne seule que réside la puissance souveraine, dont le caractère propre est l’esprit de conseil, de justice et de raison ; que c’est de moi seul que mes cours tiennent leur existence et leur autorité ; que la plénitude de cette autorité, qu’elles n’exercent qu’en mon nom, demeure toujours en moi, et que l’usage n’en peut jamais être retourné contre moi ; que c’est à moi seul qu’appartient le pouvoir législatif, sans dépendance et sans partage ; que c’est par ma seule autorité que les officiers de mes cours procèdent, non à la formation, mais à l’enregistrement, à la publication, à l’exécution de la loi, et qu’il leur est permis de me remontrer ce qui est du devoir de bons et utiles conseillers ; que l’ordre public tout entier émane de moi et que les droits et les intérêts de la nation dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains
Je suis persuadé que les officiers de mes cours ne perdront jamais de vue ces maximes sacrées et immuables, qui sont gravées dans le cœur de tous les sujets fidèles…
Les remontrances seront toujours reçues favorablement quand elles ne respireront que cette modération qui fait le caractère du magistrat et de la vérité, quand le secret en conservera la décence et l’utilité, et quand cette voie si sagement établie ne se trouvera pas travestie en libelles où la soumission à ma volonté est présentée comme un crime et l’accomplissement des devoirs que j’ai prescrits comme un sujet d’opprobre, où l’on suppose que toute la nation gémit de voir ses droits, sa liberté, sa sûreté, prêts à périr sous la forme d’un pouvoir terrible, et où l’on annonce que les liens de l’obéissance sont prêts à se relâcher… ».
Avec la Révolution française, le système des offices disparaît faisant place à l’expérience de l’élection des juges au suffrage populaire entre 1790 et 1802 en lien avec le transfert de souveraineté du roi à la nation. On affirme alors que « le pouvoir judiciaire, le pouvoir d’appliquer les lois est le plus voisin du pouvoir de les faire : il y touche de si près qu’il ne peut jamais être aliéné par le peuple » (Roederer).
Cf. L’élection des juges, J. Krynen (sous la direction de), coll. « Droit & Justice », Paris, Puf, 1999.
La place du juge par rapport à la loi a évolué depuis la Révolution (« juge sous la loi », « juge à côté de la loi » et « juge au-dessus de la loi » selon les expression de Ph. Rémy) . Elle a aussi évolué au regard du pouvoir. Election, nomination, épuration jalonnent l’histoire de la magistrature au gré des régimes politiques.
Ph. Rémy, « La part faite au juge », Pouvoirs, n° 107, p. 22-36.
En savoir plus
- Les désunions de la magistrature (XIXème - XXème siècle), J Krynen et J.C. Gaven (sous la direction de), coll. « Etudes d’histoire du droit et des idées politiques », n° 17/2013, Toulouse, 2013.
- J. Krynen, L’Etat de justice, France, XIIIème-XXème siècle, II. L’emprise contemporaine des juges, Paris, coll. « Bibliothèque des histoires », Gallimard, 2012.
- J.-P. Royer, Histoire de la justice en France, coll. « Droit fondamental », Paris, Puf, 3ème éd., 2001, p. 247 et s.
Puis le régime napoléonien organise en lien avec la Constitution de l’an VIII (Titre V – Des tribunaux) un ordre judiciaire et un ordre administratif (loi du 28 pluviôse an VIII et loi du 20 avril 1810). L’« ordre judiciaire » est repris par les textes constitutionnels de la Restauration et la Monarchie de Juillet. Le pouvoir judiciaire réapparait sans réelle portée avec la Seconde République (Chapitre VIII de la Constitution du 4 novembre 1848). La constitution de la Vème République comporte aussi un titre VIII « De l’autorité judiciaire ».
En savoir plus
- Th. S. Renoux, « La place de la justice dans la Constitution de 1958 ».
- M. Robert, « L’Autorité judiciaire, la Constitution française et la Convention européenne des droits de l’homme », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 32, 2011.
1. 2. Des sources de la vie juridictionnelle et judiciaire
L’activité des juridictions aussi bien judiciaire qu’administrative se manifeste avant tout par les jugements et arrêts rendus. Leur rédaction, leur conservation et leur diffusion éclairent la vie et le rôle des juges et de la justice dans la formation, l’application et l’évolution du droit.
1. 2. 1. La décision de justice rendue
Aujourd’hui le juge, saisit d’un litige à trancher, doit déterminer la solution de droit applicable. Il doit juger sous peine de « déni de justice » (article 4 du Code civil). Il ne peut pas prononcer des « arrêts de règlements » (article 5 du Code civil). Il « doit se prononcer sur tout ce qui est demandé et seulement ce qui est demandé » (article 5 Nouveau Code de Procédure Civile). L’article 4 du code civil dispose que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable d’un déni de justice ». S’il est interdit au juge une telle abstention, il peut aussi intervenir mais dans certaines limites (art. 5). Ces dernières sont héritées de la Révolution qui a mis fin au pouvoir réglementaire des cours souveraines.
La question de l’interprétation est ancienne et elle a intéressé les juristes en particulier médiévaux. Ainsi, par exemple, dans la Grande Glose, Accurse évoque l'interprétation comme « la mise en clarté du sens exact de la loi ». Abordée par l’ordonnance civile de 1667, l'interprétation est interdite aux cours souveraines en cas de « doute ou de dificultés ». Elles doivent s’en remettre au roi en cas de difficultés.
La conception promue par la Révolution française est de considérer le juge uniquement dans sa fonction d'application de la loi. Bouche de la loi, le juge doit faire une application stricte par recours au syllogisme juridique. La loi des 16-24 août 1790 a instauré le référé législatif par lequel le législateur détient le monopole de l’interprétation de la loi (« les tribunaux ne pourront point faire de règlements, mais ils s’adresseront au corps législatif toutes les fois qu’ils croiront nécessaire d’interpréter une loi soit d’en faire une nouvelle », art. 12). Ce mécanisme mis en place a suscité pour le Comité de législation une approche plus relative.
Le débat sur l'interprétation du juge s'est poursuivi avec les rédacteurs du Code civil. Portalis critique le mécanisme révolutionnaire (1801) pour préférer un retour au « pouvoir et devoir (du juge) de prononcer avec discernement, science et conscience » (J. krynen). Ainsi la combinaison des articles 4 et 5 du Code civil ouvre la voie au juge à l'interprétation in concreto (par voie de doctrine) distincte à l'interprétation par voie d'autorité (réservée au législateur). C'est la loi du 1er avril 1837 qui met fin au référé législatif révolutionnaire. La Cour de cassation bénéfice alors d'une autorité normative qu'elle va développer au cours du XIXème siècle. Le juge placé « sous la loi » par la Révolution va désormais être « à coté de la loi » développant à partir des années 1880 une « jurisprudence législative » (Ph. Rémy).
En savoir plus
- M.-A. Frison-Roche, « Déni de justice et interprétation de la loi par le juge », JurisClasseur Civil Code art. 4, 11, 1196.
- A. Viala, « L’interprétation du juge dans la hiérarchie des normes et des organes », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 6, 1999.
Du Moyen Âge à la Révolution, l’arrêt n’est pas motivé sauf rares exceptions au XIIIème siècle et jusqu’aux années 1330. Les raisons de la décision du juge n’apparaissent plus aux siècles suivants. La doctrine savante n’était pas favorable à la motivation en droit. Le secret des délibérés a été imposé aux juges par le pouvoir royal (ordonnance du 11 mars 1344). En outre, les juges rendant la justice au nom du roi, il ne doit pas être lié par le droit. C’était là un usage.
La motivation est de manière limitée admise à partir du XVIème siècle. Un premier cas tient à la résolution d’un conflit de compétence entre deux juridictions notamment lorsqu’un présidial était en cause. Un second cas tient à l’établissement de la distinction entre les « cas prévôtaux ou présidiaux » et les « cas ordinaires ». A partir du XVIIIème siècle, le Conseil du roi, en tant que juge de cassation, peut demander les motifs aux cours souveraines. En certains domaines, la motivation est requise des juridictions inférieures (pénal, fiscal).
La loi des 16-24 août 1790 instaure la motivation (Titre V, art. 15 : « les motifs qui auront déterminé le jugement soient exprimés »), cette obligation est ensuite reprise : « les jugements sont motivés » (art. 208 de la constitution du 5 fructidor an III, art. 141 du Code de procédure civile en 1807 ou encore l’article 7 de loi du 20 avril 1810 qui déclare nuls les jugements qui ne contiennent pas de motifs).
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La motivation permet au juge de développer et d’exposer un raisonnement juridique. Elle est aussi un moyen d’éviter l’arbitraire. Enfin, elle permet qu’un contrôle puisse être exercé. Michel Grimaldi a notamment souligné que « ce peut être une simple information : la motivation vise à renseigner, mais n’appelle pas la discussion. […]. Ce peut être aussi une motivation en vue d’un contrôle. Souvent, le plus souvent même, l’obligation de motiver se prolonge par la soumission à un contrôle. Et l’on rejoint ici la première observation : le droit à la motivation, s’il existe, ce n’est pas seulement le droit de savoir, c’est aussi l’amorce du droit de contester » (La motivation, travaux de l’Association Henri Capitant, Paris, L.G.D.J, 2000, p. 2).
Voir le rapport 2010 de la Cour de cassation.
1. 2. 2. La décision de justice connue
Conservées au sein des juridictions, portées à la connaissance des parties, les décisions rendues ont été aussi diffusées. Il s’agissait dans un premier temps d’annotations sur les jugements. Des praticiens du droit regroupent des arrêts jugés comme significatifs. Des recueils privés sont ainsi composés par les arrêtistes. Cette pratique se rencontre dès le début du XIVème siècle avec Jean Le Coq (v. 1340-1399) dans les Questiones Johannis Galli. Résumé de l’affaire, arguments présentés, solution retenue et commentaire de la décision font l’objet du travail de cet avocat médiéval pour les arrêts rendus par le parlement de Paris entre 1382 et 1396. C’est le cas aussi pour le parlement du Dauphiné avec les Decisiones de Guy Pape (XVème siècle). Ces « recueils de jurisprudence » relèvent pour l’essentiel d’écrits doctrinaux. Avec les progrès de l’imprimerie, la jurisprudence des arrêts se développe.
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L’expression de jurisprudence des arrêts est apparue au XVIIIème siècle. Elle est définie par Cl. de Ferrière (1639-1715) comme « l’induction que l’on tire de plusieurs arrêts qui ont jugé une question de la même manière dans une même espèce » (Dictionnaire de droit et de pratique). Pour Denisart (1713-1765), « si plusieurs arrêts ont jugé la même question de la même manière, cela forme un usage et une jurisprudence dont les juges ne doivent pas s’écarter sans de grandes raisons, surtout quant il y a une suite d’arrêts uniformes et qu’il n’y en a pas de contraires » (Collection de décisions nouvelles).
Ces définitions correspondent davantage au sens moderne de la jurisprudence qui apparaît moins comme une science du droit que comme une source du droit. On passe de la « jurisprudence des arrêts » à la « jurisprudence » dont le sens moderne s’affirme au XIXème siècle.
J. Hilaire, « Jugement et jurisprudence », Archives de philosophie du droit, Le procès, t. 39, 1995, p. 181-190 ; A. Lefebvre-Teillard, « Naissance du droit français : l’apport de la jurisprudence », Droits, n° 38, 2003, p. 69-82 ; N. Hakim, L’autorité de la doctrine civiliste française au XIXème siècle, coll. Bibliothèque de droit privé, n° 381, Paris, L.G.D.J, 2002, p. 227-249 et p. 327-338.
L’instauration du Tribunal de cassation par la loi des 16-24 août 1790 va permettre l’unification du droit sur l’ensemble du territoire. Tous les jugements de cassation doivent être imprimés selon la loi du 27 novembre 1790. Ils vont être réunis dans un bulletin officiel.