1. La naissance de la science du droit
A la fin du XIème siècle et au début du XIIème siècle, l’Occident se transforme. Dans toute l’Europe, une culture profane apparaît, fondée sur l’écrit, et dans laquelle l’exigence de rationalité se fait plus forte.
En savoir plus
Au début du XIIème siècle se dessine de manière précise une rupture profonde dans l’histoire du monde occidental. Après des siècles de morosité, de repli sur soi et d’apathie, on assiste à une reprise dans tous les secteurs de l’activité humaine. Ce mouvement dynamique et conquérant se traduit par un phénomène de dilatation de la Chrétienté (vers l’Est, vers le Sud).
Plusieurs éléments expliquent cette renaissance de l’Occident. Le début du XIIème siècle est une période de réchauffement, donc de défrichement important, avec une alimentation plus importante et plus riche. Démarre ainsi une phase d’extension démographique, puissante et continue jusqu’en 1347 (l’année de la Grande peste en Europe). On parle de cette période comme d’un « monde plein », tellement les campagnes sont peuplées.
Les conséquences de ce réveil sont importantes. Ce sont d’abord des conséquences économiques : on assiste à la réouverture des circuits d’échange dans la Méditerranée (ils avaient été interrompus par l’extension musulmane au VIIème-VIIIème siècle), on assiste aussi à la multiplication des foires et des marchés (à l’image du développement de la Champagne). Tous ces circuits d’échange sont assurés par cette nouvelle classe sociale des marchands, qui développe une nouvelle mentalité, fondée sur le profit. La réorganisation des circuits commerciaux permet ainsi le développement de la circulation monétaire et du système bancaire, malgré la condamnation que fait l’Eglise romaine du prêt à intérêt.
Ce développement de l’économie va de pair avec un autre phénomène : la renaissance des villes. Dans la seconde moitié du XIème siècle, les villes connaissent une brusque croissance après plusieurs siècles de stagnation (bénéficiant de l’exode rural, les campagnes trop peuplées « débordant » vers les villes). Elles deviennent ainsi des centres d’activités et des moteurs de la vie économique locale, ce qui permet d’imposer des lieux fixes d’échange et de production (les villes permettent ainsi l’essor de l’artisanat).
Avec ces deux éléments conjoints que sont le phénomène urbain et l’essor économique, les structures politiques se transforment profondément : la puissance seigneuriale des petits seigneurs s’affaiblit, car elle est peu adaptée à cette nouvelle économie. Le système féodo-seigneurial ne trouve pas sa place dans le début du capitalisme marchand. Avec l’apparition de franchises et de libertés nouvelles, l’étau seigneurial sur les individus se desserre. A partir du XIIIème siècle, cette transformation des cadres politiques se traduit par le renouveau de la puissance royale, contre la féodalité.
1.1. Le réveil du droit romain
1.1.1. Reconstitution : le dépoussiérage des textes romains
Dans la seconde moitié du XIème siècle, un événement considérable se produit en Occident : le droit romain y est réanimé, avec la redécouverte des textes essentiels que sont les Compilations de Justinien.
« Redécouverte » ne signifie pas que le droit de l’ancienne Rome avait complètement disparu en Occident pendant le Haut Moyen Age. Bien au contraire, il y avait survécu à la chute de l’Empire romain d’Occident en 476, à travers quelques sources.
En savoir plus
Certaines dispositions du Code théodosien ont été conservées dans les lois barbares, en particulier dans la Loi romaine des Wisigoths (= le Bréviaire d’Alaric) et ses différents abrégés. Les Novelles de Justinien se sont partiellement diffusées sous forme d’un recueil fragmentaire, l’Epitome Juliani. Il est possible aussi que la papauté ait conservé quelques fragment d’un exemplaire du Digeste de Justinien, importé en Occident par les troupes byzantines au VIème siècle, comme semble l’attester des références au Digeste dans une lettre du pape Grégoire le Grand en 603.
Plusieurs passages copiés dans des textes romains ont également été retrouvés dans des collections canoniques rédigées par des clercs.
Le changement majeur du XIème siècle est que la redécouverte des textes justiniens va donner lieu à une diffusion considérable. La connaissance de l’intégralité des compilations se répand progressivement, d’abord dans le Nord de l’Italie, puis rayonne dans toute l’Europe. La pensée juridique en est profondément transformée à partir des années 1070.
Les circonstances de la redécouverte des compilations justiniennes sont encore aujourd’hui mal connues. Les contemporains élaborent d’ailleurs nombre de légendes pour expliquer cette résurgence quasi-miraculeuse.
En savoir plus
Dès le XIIème siècle, plusieurs fables se mettent à circuler, pour expliquer les circonstances du retour du droit romain en Italie.
Les uns racontent que des soldats de Pise auraient trouvé un manuscrit du Digeste lors d’une expédition militaire à Amalfi, caché dans le mur d’une maison incendiée.
Les autres évoquent le rôle de Burgondio de Pise, magistrat de la ville de Pise envoyé en mission à Constantinople auprès de l’empereur byzantin et qui en aurait rapporté un exemplaire des textes romains.
Plus certainement, l’exhumation des textes de droit romain s’inscrit dans le contexte de la réforme grégorienne.
Ce vaste mouvement de réforme des structures de l’Eglise (entre le milieu du XIème siècle et le milieu du XIIème siècle) conduit à l’affirmation de l’autorité politique et spirituelle de la papauté, dans et hors de l’Eglise. A l’affirmation du pouvoir du pape répondent les revendications de l’empereur du Saint Empire romain germanique, et celles des rois. Ce grand conflit politique oblige les protagonistes à exhumer des textes juridiques oubliés pouvant appuyer leurs prétentions respectives. La réforme grégorienne est ainsi inséparable de tout un mouvement de recherche, de collationnement, d’interprétation et de diffusion des textes.
En savoir plus
A partir du milieu du XIème siècle, et pour environ un siècle, l’Eglise connaît un grand mouvement de réforme, qui prend le nom de l’un de ses acteurs majeurs, le pape Grégoire VII (1073-1085).
Ce mouvement de réforme est une réponse à la désagrégation des structures ecclésiales que provoque, dans l’Eglise, la féodalité. L’effet corrosif de la féodalité atteint la hiérarchie de l’Eglise et provoque, à partir du Xème siècle, une crise sociale, institutionnelle et morale sans précédent. Cette crise prend plusieurs aspects :
- La crise est tout d’abord morale. L’Eglise est confrontée à une baisse du niveau culturel général du clergé : les clercs savent de moins en moins lire et écrire, et connaissent mal les préceptes du dogme. De plus en plus, les clercs vivent comme des laïcs, avec femme et enfants sans plus se préoccuper des vœux qu’ils ont prononcé (nicolaïsme). Certains acceptent de vendre les biens de l’Eglise comme s’il s’agissait des leurs, vendent leur charge ou l’administration des sacrements (simonie). Ce trafic des biens et des charges aboutit à une prise en main des églises par les laïcs, qui interviennent dans l’investiture des clercs (la nomination) et qui captent à leur profit les richesses et le patrimoine de l’Eglise.
- La crise est ensuite une crise d’autorité : un vrai sentiment de « régionalisation » frappe l’Eglise, où chaque diocèse est tombé sous la seule responsabilité spirituelle et juridique de son évêque. Le droit canonique varie ainsi considérablement d’un diocèse à l’autre. L’Eglise perd l’idée d’universalité de la chrétienté.
Dans cette lutte, la papauté s’appuie sur l’Eglise régulière pour soumettre à son autorité l’Eglise séculière. La réforme de l’Eglise au XIème est le fruit de l’alliance entre le pape et le monachisme (en particulier l’ordre de Cluny). Cette alliance remet en cause la forme traditionnelle de l’Eglise, fondée sur la prééminence de l’évêque dans son diocèse, et refuse l’idée que le pape n’est qu’un évêque parmi d’autres.
La réforme menée par la papauté passe aussi par une lutte politique. Progressivement, le pape réussit à interdire aux grands laïcs (au premier rang desquels l’Empereur du Saint Empire Romain Germanique et les rois) le droit de désigner les dignitaires de l’Eglise (les investitures laïques).
En 1073, le pape Grégoire VII formule, dans les « Dictatus papae » un véritable programme de gouvernement qui devient la doctrine officielle de l’Eglise romaine. Le pape y affirme deux idées majeures :
- L’absolutisme religieux au profit du siège romain. Le pape affirme son droit à légiférer, et son droit exclusif à déposer les évêques et réunir les conciles généraux.
- La revendication politique de la puissance temporelle. Le pape affirme son droit à déposer les empereurs et les rois, en tant qu’intermédiaire entre Dieu et les princes séculiers. Il proclame ainsi la supériorité du pape sur le pouvoir temporel.
Cette réforme grégorienne a eu trois conséquences essentielles (et partiellement contradictoires) :
- La réforme grégorienne a abouti à l’affirmation de la puissance politique de l’Eglise. Jusque là, la papauté se pensait comme une autorité morale. Désormais, elle a une prétention à la domination universelle. La réorganisation de l’Eglise, en renforçant la hiérarchie et le contrôle du pape sur les évêques, a permis d’accroitre considérablement la présence de l’Eglise à tous les niveaux de la société. En particulier, grâce à la réorganisation dans les mains du pape de la Curie romaine et à l’envoi dans les provinces de légats du pape qui jugent en appel les sentences des évêques, l’Eglise a pu étendre son activité juridictionnelle.
- La réforme grégorienne a eu une importance considérable dans l’histoire de la culture intellectuelle, et plus particulièrement de la pensée juridique. Elle est inséparable de tout un mouvement de recherche, de groupement, d’interprétation des textes, d’élaboration de collections canoniques.
Les prétentions pontificales s’appuient sur des textes juridiques. Le droit est devenu dans les mains du pape l’un des moyens de la réforme. Le renforcement du pouvoir législatif du pape donne ainsi naissance à toute une législation réformatrice, et au refus du morcellement et de la diversité du droit à l’intérieur l’Eglise. L’un des aspects de la réforme grégorienne a ainsi été un vaste mouvement de regroupement et de diffusion des textes de droit canonique, pour les harmoniser. L’autorité normative de l’Eglise, et tout particulièrement du pape, en est sortie renforcée.
La réforme grégorienne a donc suscité dans l’esprit humain un progrès qui participe de la Renaissance du XIIème siècle. Cet effort doctrinal, théologique et juridique, a profondément renouvelé les structures de la pensée en Occident. - La réforme grégorienne a permis de construire un modèle de séparation du religieux et du politique. Elle n’a pas pensé la laïcité, mais elle l’a rendue possible. Elle a pensé un domaine du religieux géré par les religieux, et donc les affaires de la cité gérée par les hommes de la cité. Pour affirmer la primauté du spirituel sur le temporel, il est paradoxalement nécessaire de distinguer les deux domaines l’un de l’autre.
Les textes de droit romain ont ainsi directement bénéficié de la réforme grégorienne. Vers la fin du XIème siècle, l’Occident se penche à nouveau sur le Digeste de Justinien, à travers les deux manuscrits qu’il connaît alors, conservés dans des villes italiennes : la littera Bononiensia (manuscrit de Bologne) et la littera Pisana-Fiorentina (manuscrit de Pise, puis de Florence).
Un peu plus tard, on redécouvre également le Code de Justinien, puis les Institutes et les Novelles (connues aussi au Moyen Age sous le nom d’Authentiques).
En savoir plus
Dès la fin du XIème siècle, les hasards de la redécouverte et de la transmission manuscrite ont imposés un découpage des compilations justiniennes, qui diffèrent du découpage en quatre volumes que connaissait l’Antiquité. Les hommes du Moyen Age connaissent les compilations par une répartition en cinq parties :
- le « Digeste vieux » (qui comprend les titres 1 à 24 du Digeste) ;
- l’« Infortiat » (qui comprend les titres 24 à 38 du Digeste) ;
- le « Digeste neuf » (qui comprend les titres 39 à 50 du Digeste) ;
- le Code (qui comprend les 9 premiers livres du Code de Justinien) ;
- le Volumen ou volumen paruum, qui est constitué :
- des trois derniers livres du Code appelés les Tres libri Codicis,
- des Institutes,
- des Novelles (ou Authenticum), auxquelles est adjointe, au début du XIIIème siècle, une compilation de règles de droit féodal, les libri feudorum.
1.1.2. Diffusion : l’influence du droit romain dans la pratique (XIIème siècle)
Dès le XIIème siècle, la diffusion des concepts romains est perceptible, particulièrement dans les actes de la pratique notariée, qui rendent visible l’évolution du vocabulaire juridique.
Les évolutions du vocabulaire ne doivent pas cacher la méfiance qu’engendre parfois ce nouveau droit.
En savoir plus
Les empereurs germaniques trouvent très rapidement dans le droit romain des justifications théoriques à leurs revendications politiques.
En 1158, Frédéric Ier Barberousse, lors de la Diète de Roncaglia, fait appel aux « Quatre docteurs » de Bologne pour appuyer ses prétentions. Interrogés sur les pouvoirs de l’Empereur, les quatres Docteurs assimilent celui-ci au princeps du droit romain, et le dotent en conséquence de tous les attributs qui sont les siens dans les textes de Justinien. Ils reprennent ainsi les formules affirmant que le prince est l’unique créateur du droit (quod principi placuit legis habet vigorem), qu’il est délié d’obéir aux lois qu’il a lui-même promulguées (princeps legibus solutus est), et qu’il « a tout le droit dans l’archive de sa poitrine » (princeps habet omnia jura in scrinio sui pectoris). Doté ainsi d’un véritable absolutisme législatif, il est donc tout à la fois « loi vivante » (lex animata) et « maître du monde » (Dominus mundi). L’empereur germanique se considère dès lors comme héritier de l’arsenal législatif romain, et comme le seul à même de le compléter par sa propre législation.
Les rois de France du XIIème et XIIIème siècle répugnent en conséquence à appliquer un droit romain qu’ils voient comme subordonné au Saint Empire. Leur attitude méfiante change progressivement, et le droit romain devient alors dans leur main un instrument d’émancipation à l’encontre de l’Empereur et du pape. Les légistes de l’entourage royal élaborent peu à peu l’idée que le roi est « empereur en son royaume » (imperator est in regno suo) et bénéficie à l’intérieur de ses frontières des mêmes prérogatives que l’Empereur romain germanique et le princeps romain.
Mais l’activité notariale témoigne bien de la réalité de la pénétration du droit romain dans le royaume. Ce sont les notaires qui, à côté des magistrats et des avocats, portent d’actes en actes les nouveaux termes juridiques, par l’utilisation de formulaires romanisés (cf. leçon 8). Parti du Nord de l’Italie, le droit romain se répand ainsi d’abord dans le Midi et la vallée du Rhône, puis dans le Sud-Ouest et le Centre à partir de 1150.
L’intrusion du droit romain provoque de profondes modifications dans le fond du droit.
Le droit des contrats est particulièrement touché : le droit romain y supplante rapidement par sa supériorité technique les coutumes archaïques, mal adaptées au renouveau économique et commercial des XIIème-XIIIème siècles.
De la même manière, le droit pénal coutumier s’efface pour donner naissance à une procédure profondément renouvelée, la procédure « romano-canonique ».
En savoir plus
Apparaît dès la première moitié du XIIème siècle une procédure criminelle inquisitoire, avec l’idée que « il est de l’intérêt public que les crimes graves ne restent pas impunis » (interest rei publicae ne maleficia remaneant impunita).
Cette procédure transforme profondément les modes de preuve : ordalies et preuves magiques disparaissent peu à peu avant d’être interdites (Concile de Latran IV, 1215), pour laisser place à des preuves plus rationnelles (le témoignage, l’aveu, l’écrit).
Cette procédure met aussi en place la possibilité d’appel hiérarchique, inconnu des juridictions seigneuriales et féodales, mécanisme par lequel la monarchie va imposer son autorité sur l’ensemble de la pyramide judiciaire du royaume entre le XIIIème et le XVème siècle.
D’autres champs du droit restent en revanche à l’écart des influences romanistes, à l’image du droit de la famille.
De manière générale, la réalité de la diffusion du droit romain dans le royaume varie grandement, d’une région à l’autre, et d’une branche du droit à l’autre :
- Les régions du Sud, les premières touchées par le phénomène, sont aussi celles où le droit romain s’implante le plus profondément. A la fin du XIIème siècle, la différence est nette entre « pays de droit romain » et « pays de coutumes ».
- Les coutumes incomplètes, inadaptées aux temps nouveaux ou rudimentaires se sont effacées devant la technicité du droit romain, alors que les coutumes véritablement enracinées dans les habitudes ont résisté.
En définitive, l’émergence du droit romain n’a presque nulle part imposé des solutions juridiques purement romaines. Mais elle n’a presque nulle part laissé subsister des solutions purement coutumières. L’action du droit romain a provoqué « l’amalgame de solutions romaines et de solutions coutumières (…). L’arrivée du droit savant a contribué à transformer les coutumes, à hâter leur formulation et leur rationalisation, parfois même à modifier plus ou moins leur contenu » (J. L. Thireau, Introduction historique au droit, p. 148).
1.2. L’essor du droit canonique
1.2.1. Formation : le droit canonique avant le XIIème siècle
Très tôt, dès ses premiers siècles d’existence, l’Eglise entreprend de légiférer sur tous les aspects de la vie courante sur lesquels la morale et la religion ont leur mot à dire. Elle élabore ainsi progressivement un droit propre, qu’elle diffuse au moyen de compilations canoniques. Fixer ces règles a été le fait de plusieurs autorités normatives au sein de l’Eglise, principalement le pape et les conciles.
En savoir plus
Pendant plusieurs siècles, deux types d’organes normatifs ont cohabité : les règles de droit canonique sont principalement le fruit soit d’assemblées d’évêques (appelées conciles), soit de l’activité normative d’un seul homme, le pape. L’Eglise connaît donc un pouvoir normatif de type collégial (confié à des assemblées) et un pouvoir normatif de type monarchique (confié à un seul homme).
La législation conciliaire, issue des assemblées d’évêques, prend plusieurs formes. Ces assemblées peuvent réunir un nombre variable d’évêques, et concerner des régions plus ou moins étendues :
- Les conciles régionaux n’intéressent que les diocèses d’une région.
- Les conciles généraux intéressent tous les évêques d’un royaume.
- Les conciles œcuméniques intéressent tous les évêques d’Occident.
Bien souvent, ces législations conciliaires se font connaître et se répandent au-delà de leur région d’origine. Les dispositions d’un concile régional peuvent être reprises ailleurs, ou plus tard, loin de leur contexte d’origine. C’est donc un instrument normatif souple qui peut être utilisé de façon pratique selon les besoins de la vie juridique de l’Eglise. La législation conciliaire connaît ainsi un développement considérable jusqu’au début du Xème siècle.
L’autre autorité normative de l’Eglise est le pape. Le pape, qui est l’évêque de Rome, dispose dans l’Eglise d’une autorité particulière, qui lui est conféré en tant que successeur de Pierre. Cette autorité exceptionnelle porte le nom de « primauté romaine ». Ce pouvoir est reconnu au sein de l’Eglise, dès la fin du Ier siècle. Depuis le IVème siècle, le pape dispose à cet effet d’une chancellerie (une administration spécialisée dans l’émission des actes juridiques). L’essentiel de cette activité législative prend la forme de décrétales, c'est-à-dire de lettres adressées aux évêques et aux autorités laïques. Ces décrétales ont au départ une portée limitée, puisqu’elles répondent à des questions qui leur sont posées. Mais dès le Vème siècle, les décrétales reçoivent une valeur générale et une durée d’application illimitée.
A partir du IXème siècle et de la renaissance carolingienne, la législation canonique se resserre autour de dispositions d’initiative locale :
- Les statuts des évêques. Dans son diocèse, l’évêque est le pasteur du peuple, et à ce titre, il peut légiférer. Il doit certes respecter les dispositions générales s’appliquant à toute l’Eglise, mais il peut les interpréter et les compléter par des statuts locaux. Ces statuts sont donc l’œuvre d’évêques proches de leur peuple, qui en savent les besoins, et qui veulent les guider et les assister. Cette législation se veut un véritable guide de la vie sociale et familiale (on trouve ainsi par exemple dans les statuts du IXème siècle l’obligation pour les prêtres des villages de tenir une école, ou toutes sortes de directives morales pour la vie des laïques, sur le mariage, les relations hommes-femmes, l’éducation des enfants, l’obligation de respecter les fêtes, etc.).
- Les statuts des ordres religieux.
- Les pénitentiels. A partir du VIème siècle, sont constituées des listes de péchés et de pénitences spirituelles (aumônes, jeûne, …) correspondant à leur gravité et prescrites par les prêtres au moment de la confession. Ces « guides du confesseur » sont l’un des instruments privilégiés d’encadrement des laïques, permettant de diffuser les prescriptions cléricales.
Se pose donc rapidement le problème de la diffusion de ces textes.
Dès le Vème siècle, sont apparus des « collections canoniques », des recueils d’ampleur variée, rassemblant des textes de portées et d’origines diverses.
Fruit le plus souvent d’initiatives privées, ces collections ont avant tout une vocation pratique. Il s’agit pour leur compilateur de réunir, à usage des praticiens, les textes qui lui paraissent les plus efficaces et les plus dignes d’être diffusés sur tel ou tel sujet. La compilation est donc toujours subjective : le choix opéré par le compilateur dans les textes qu’il réunit est orienté par ses propres positions. Les compilateurs n’hésitent d’ailleurs pas à faire œuvre de faussaire et à créer de toutes pièces des textes « officiels » venant appuyer leur prétention juridique et politique, tout particulièrement quand il s’agit de soustraire l’Eglise à l’influence des laïques ou de défendre les droits du pape.
En savoir plus
La fin de la période mérovingienne et la période carolingienne voient la rédaction de nombreux faux, destinés à soutenir la lutte pour l’instauration de la primauté romaine. Un « véritable atelier de faussaire » (J. Gaudemet et B. Basdevant-Gaudemet), à l’œuvre dans la région de Reims (peut-être y en a-t-il eu un autre à Saint-Denis), pratique de manière systématique la fausse attribution des textes qu’il compile. Il s’agit, en créant des textes de toute pièce ou en attribuant des textes existants à des autorités qui ne les ont pas délivrés (faux capitulaires attribués aux empereurs, fausses décrétales attribuées aux papes), de défendre plus efficacement le mouvement de paix de Dieu et l’influence pontificale dans les évêchés.
Parmi les faux produits à cette période, deux sont particulièrement remarquables :
- Les « faux Isidoriens » ou « Pseudo-isidoriens ». C’est un groupe de quatre collections canoniques, élaborées entre le IXème et le Xème siècle, reprenant des capitulaires et des décrétales existants, parfois remaniés, et rajoutant des inventions. Les faux-isidoriens connaissent un immense succès et une diffusion considérable, et seront repris à grande échelle dans des collections ultérieures, qui croient ces textes authentiques.
- La « Donation de Constantin ». Forgée au VIIIème siècle, peut-être par le même atelier que les faux-isidoriens, cette donation reprend la légende selon laquelle, au début du IVème siècle, l’empereur romain Constantin aurait été atteint de la lèpre, et aurait été guéri par le pape Sylvestre Ier (314-335) après avoir reçu le baptême. A la suite de cette guérison miraculeuse, Constantin aurait donné en remerciement au pape et à ses successeurs Rome et l’Occident. Pris au pied de la lettre, cette donation aboutit à faire du pape l’Empereur d’Occident, le titulaire du pouvoir temporel sur tout l’Occident. Ce faux va être très largement utilisé, pendant tout le Moyen Age, par les juristes de l’entourage du pape et les partisans de l’extension de la primauté romaine.
En savoir plus
- Hibernensis (vers 700)
- Dionysio-Hadriana (vers 774)
- Anselmo dedicata (fin du IXème siècle)
- Liber canonum d’Abbon de Fleury (entre 988 et 996)
- Collectio canonum d’Anselme de Lucques (avant 1083)
- Décret de Burchard de Worms (entre 1088 et 1112)
- Décret d’Yves de Chartres (vers 1094)
- Panormie d’Yves de Chartes (vers 1095)
1.2.2. Expansion : la science canonique à partir du XIIème siècle
Au XIIème siècle, la réforme grégorienne, avec son lot de redécouvertes et de dépoussiérage de nombreux textes juridiques, produit des effets formidables dans le droit canonique et conduit à l’élaboration de collections d’un genre nouveau, à l’autorité bien différente des collections de la période précédente.
Vers 1140 est ainsi composé à Bologne le Décret de Gratien, qui donne le coup d’envoi d’un renouveau spectaculaire de la science canonique.
En savoir plus
On ne sait presque rien du "Maître Gratien" donné dans l'introduction du Décret comme l'auteur du texte. Les travaux les plus récents émettent l'hypothèse que le Décret est plus vraisemblablement le travail d'un équipe que d'un homme seul. De la même façon, il est probable que la rédaction s'est faite sous deux formes successives, une première vers la fin des années 1130 ou le début des années 1140 (version restée relativement confidentielle), puis une seconde à la fin des années 1140 ou au début des années 1150. Entre les deux versions, le Décret s'est étoffé, en particulier des principes de droit romain y ont été intégrés. La seconde version sera la plus diffusée.
Décret de Gratien avec les gloses de Barthélémy de Brescia (BM Saint-Omer, Ms. 452, fol. 6r.).
Debut du Décret (pars I, distinctio I) : « Le genre humain est gouverné de deux façons »)
L’originalité du Décret de Gratien réside dans sa volonté de ne pas se limiter à une compilation de textes anciens. Le titre complet du Décret annonce clairement son objectif et sa méthode : Concordia discordantium canonum (« La concorde des canons discordants »). Il s’agit pour Gratien de résoudre les contradictions résultant du rapprochement de sources sorties de leur contexte d’origine, en proposant des moyens de rétablir leur cohérence globale. Le Décret s’efforce de trouver une harmonie grâce à une synthèse.
Cette harmonie est réalisée d’abord par l’adoption d’un plan très méthodique. Le décret est organisé en trois parties (la première est divisée en 101 « distinctions », la seconde est divisée en 36 « causes » qui sont autant de cas pratiques, la troisième réunit les questions de sacrements et de liturgie).
Cette harmonie est réalisée aussi par la prise en compte, pour la première fois dans une collection canonique, d’une hiérarchie des sources. Gratien ne se contente pas de réunir 4000 textes d’origines diverses (Ecritures saintes, canons conciliaires, décrétales pontificales, etc.). Il instaure des règles pour savoir quelle règle doit être suivie en cas de contradiction entre plusieurs sources.
En savoir plus
Le décret de Gratien est le premier texte de droit canonique qui commence par un exposé systématique des sources.
Décret de Gratien (extrait de la partie I, distinction III. Traduction de J. Gilisen, Introduction historique au droit, Bruxelles, 1979, p. 146) :
« Partie I : il y a plusieurs espèces de lois séculières, parce qu’une constitution est soit civile, soit ecclésiastique.
La constitution ecclésiastique porte le nom de canon. Isidore de Séville, dans le livre VI de ses Etymologies, dit :
C. I. Ce qu’est un canon.
Canon, en grec, est appelé en latin règle.
C. II. Ce qui est appelé règle.
On dit qu’est une règle ce qui conduit droit et ne traîne pas d’une autre manière. D’autres disent qu’est une règle ce qui gouverne, ce qui tend normalement à vivre droit.
Partie II. Gratien [ajoute] : Outre les canons, il y a d’une part les décrétales des papes, d’autres part les statuts des conciles. Les statuts des conciles sont soit universels, soit provinciaux. Les conciles provinciaux se tiennent soit sous l’autorité du Pontife romain, c'est-à-dire en présence du légat de la sainte Eglise romaine, soit sous l’autorité du patriarche, du primat ou du métropolite de chaque province. Toutes ces règles sont des règles générales ».
Le Décret de Gratien fait également œuvre novatrice en alliant compilation et apport doctrinal : Gratien interpose, entre les textes qu’il compile, ses propres opinions sur la manière dont ils doivent être interprété. Le Décret est donc « à la fois un recueil de texte et une œuvre de doctrine » (J. Gaudemet).
En raison de son ampleur et de son originalité, le Décret de Gratien tranche avec les œuvres canoniques contemporaines, et connaît un succès immédiat dès le milieu du XIIème siècle, dans toute l’Europe occidentale.
Le succès et la qualité de l’ouvrage sont tels qu’il est rapidement reconnu par la papauté et recouvert par elle d’une autorité officielle.
Le Décret de Gratien n’est pas la seule conséquence de la réforme grégorienne. Le bouillonnement intellectuel qu’elle produit réveille aussi la législation ecclésiastique : entre 1140 et 1230, les papes successifs déploient une activité normative sans précédent.
Dans la seconde moitié du XIIème siècle et au début du XIIIème siècle, plusieurs collections d’origine privée tentent de réunir et d’ordonner la masse considérable de ces sources nouvelles du droit canonique. Cinq compilations privées (appelées Compilatio prima, secunda, tertia, quarta et quinta) voient ainsi le jour entre 1190 et 1226.
En 1234, pour la première fois, une compilation est pensée et voulue par la papauté : le pape Grégoire IX charge officiellement le juriste Raymond de Peñafort de réunir dans une compilation officielle tous les textes pontificaux depuis l’époque du décret de Gratien.
Cette compilation, qui porte le nom officiel de Liber decretalium extra Decretum vagantium (« Livre des décrétales flottant en dehors du Décret ») mais est communément désigné comme Liber extra ou « Décrétales de Grégoire IX », est promulguée en septembre 1234.
D’autres papes après lui prennent l’initiative de nouvelles compilations pour compléter le Décret de Gratien et les Décrétales de Grégoire IX.
C’est ainsi qu’en 1298, Boniface VIII fait compiler le « Sexte » (qui rassemble les décrétales postérieures au Liber extra, en reprenant le même plan). En 1317, Clément V y ajoute les « Clémentines ». En 1324, Jean XXII fait compiler les « Extravagantes de Jean XXII ». Enfin, dans la seconde moitié du XIVème siècle, une collection privée, les « Extravagantes communes », est assimilée aux compilations officielles.
Cet ensemble de textes reçoit à la fin du Moyen Age le nom collectif de Corpus iuris canonici (« Corps de droit canonique ») par analogie avec le Corpus iuris civilis de droit romain.