1. Aux confluences de trois traditions juridiques (Vème-IXème siècle)
Au IVème siècle de notre ère, l’Empire romain change de visage. En 326, l’Empereur Constantin fonde dans la partie orientale de l’Empire une nouvelle capitale, Constantinople, qui rivalise avec Rome. Désormais, l’Empire a deux versants, l’un occidental, latinisé et rural, l’autre de langue grecque, urbain et commerçant. Pendant quelques décennies encore, les deux parties de l’Empire restent formellement dans la main d’un Empereur unique, mais en 395, la rupture est consommée : à la mort de l’empereur Théodose, l’empire est partagé entre ses fils. A Arcadius revient l’Empire romain d’Orient, tandis qu’Honorius reçoit l’Empire romain d’Occident.Les deux empires sont désormais deux entités autonomes, souvent rivales, parfois ennemies, promises à des destinées bien différentes.
Moins d’un siècle après cette partition, en 476, l’Empire romain d’Occident s’effondre.
Les causes sont multiples.
D’abord, il n’a pas résisté pas à l’instabilité politique provoqué par la faiblesse des empereurs qui se succèdent rapidement, trop jeunes, trop influençables, souvent assassinés ou renversés.
Surtout, il n’a pas résisté à la migration et l’établissement progressif de populations germaniques sur son territoire.
L’installation de ces populations germaniques à l’intérieur des frontières de l’empire conduit à une modification, lente mais substantielle, des sources du droit. Les peuplades barbares apportent avec elle un droit spécifique, qui s’ajoute au droit romain tel que le connaît alors l’Occident. Du point de vue de l’histoire du droit, il n’y a donc pas de rupture brutale dans les sources du droit, mais bien plutôt la constitution de strates qui s’accumulent peu à peu.
A partir de la fin du Vème siècle, plusieurs traditions juridiques coexistent ainsi dans les royaumes barbares surgis des ruines de l’Empire romain d’Occident, qui ont la particularité d’abriter des communautés très diverses : la population très majoritairement gallo-romaine est appelé à cohabiter avec la minorité barbare, qui impose son autorité politique.
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Dès 476, le territoire de l’Empire romain d’Occident se disloque en une multitude de royaumes barbares.
En 481, le roi franc salien Clovis succède à son père Childéric.
En quelques décennies, par ses conquêtes militaires, il réunit sous son autorité presque tous les royaumes barbares de l’ancienne province romaine des Gaules. A sa mort en 511, ses fils parachèvent son œuvre.
Jusqu’en 751, le royaume franc est sous l’autorité des successeurs de Clovis, la dynastie mérovingienne.
1. 1. La tradition romaine
La chute de l’Empire ne fait pas disparaître d’un coup la culture romaine sous les habits barbares. La romanité survie, à travers le legs juridique, mais aussi politique et administratif, que l’Empire a laissé à l’Occident.
1.1.1. Administration et permanence de la romanité
Partiellement romanisées, les élites gallo-romaines propagent et conservent dans l’entourage des rois francs les pratiques de l’administration impériale romaine.
Toute l’administration des royaumes francs est ainsi imprégnée de culture impériale romaine.
Ceci est visible à plusieurs niveaux.
En premier lieu, rois et ducs continuent de porter des titres romains. Ainsi, en 507, Clovis obtient de l’empereur d’Orient Anastase le titre de consul romain.
Grégoire de Tours, Histoire des Francs, éd. W. Arendt, Hanovre, 1885, tome II, § 38.
L’année suivante, il fait une entrée solennelle à Tours à la manière d’un empereur romain. De la même manière, Thibert Ier (ou Théodebert) (v. 500-548), roi des Francs de l’Est, fait battre monnaie à son effigie en lieu et place de l’effigie impériale.
En second lieu, les pratiques centralisatrices impériales sont conservées. Le royaume est découpé en circonscriptions (les pagi ), à la tête desquelles le roi nomme un comte (comes), pour le représenter. L’étude des noms de ces comtes montre la prédominance nette dans cette fonction, encore au VIIème, des Gallo-romains par rapport aux Germains (en tout cas, au sud de la Loire).
« La perspicacité de la clémence royale est louée dans sa perfection pour ce qu’elle sait choisir entre tous les sujets ceux que distinguent leur mérite et leur vigilance et il ne convient pas de remettre une dignité judiciaire à quiconque avant d’avoir éprouvé sa foi et son zèle. En conséquence, comme il nous semble avoir trouvé en toi, foi et efficacité, nous t’avons confié la charge de comte, du duché ou du patriciat, dans tel pays, que Un tel, ton prédécesseur paraît avoir assumée jusqu’à présent, pour l’assumer et la régir en sorte que tu gardes toujours une foi intacte à l’égard de notre gouvernement, et que tous les peuples habitant là, tant Francs, Romains, Burgondes que toute autre nation, vivent et soient administrés par ta direction et ton gouvernement et que tu les régisses par droit chemin, selon leur loi et coutume, que tu apparaisses le grand défenseur des veuves et des orphelins, que les crimes des brigands et des malfaiteurs soient sévèrement réprimés par toi, afin que les peuples vivant dans la prospérité et dans la joie sous ton gouvernement aient à demeurer tranquilles ; et que tout ce que dans cette charge l’autorité du fisc est en droit d’attendre que tu l’apportes toi-même, chaque année, à nos trésors ».
La romanité survit ainsi dans la culture que propagent dans l’administration ces élites gallo-romaines. La situation est en revanche différente pour l’arsenal juridique.
1.1.2. Legs juridique et effacement du droit romain
La rupture avec la partie orientale de l’Empire a emporté une conséquence importante dans l’histoire du droit : rédigées au VIème siècle à Constantinople, les compilations de Justinien ne sont pas entrées en vigueur en Occident. Elles y resteront presque inconnues jusqu’au XIème siècle.
Le seul droit romain que connaisse le monde franc est donc une version tardive et parcellaire du droit romain classique, avant la grande synthèse opérée par Justinien.
La source principale de connaissance du droit romain dans l’Occident franc entre le Vème et le XIème siècle restera le Code Théodosien.
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En 435, l’empereur Théodose II décide de la première codification officielle de l’Empire romain. Il s’agit d’un acte politique, qui doit permettre à l’empereur de réaffirmer l’unité de l’Empire romain.
Le projet est ambitieux, puisqu’il s’agit de rassembler toutes les constitutions émises depuis Constantin (donc sur environ un siècle), de les répartir entre différents titres avec un véritable souci d’organisation du droit, enfin de mettre à jour les textes réunis (en supprimant les contradictions, en modifiant les textes, éventuellement en interpolant de nouvelles dispositions).
Ce travail de compilation, confiée à une commission de hauts fonctionnaires impériaux, aboutit à la promulgation du Code en 438, reçu en Orient et en Occident.
La plus ancienne est probablement la « Loi romaine des Burgondes » (Lex romana Burgundiorum) ou Papien, attribuée au roi burgonde Gondebaud, dont la date reste incertaine.
Surtout, en 506, le roi wisigoth Alaric II fait rédiger une « loi romaine des Wisigoths » (Lex romana wisigothorum) plus connue sous le nom de « Bréviaire d’Alaric ».
La volonté d’Alaric, avec ce texte, est de « faire disparaître toute obscurité dans les lois romaines et dans le droit » et de « corriger ce qui pourrait sembler injuste dans les lois » (éd. Mommsen, 1905, I, 1, 33-34). Le recueil, hétérogène et disparate, ne fait pas seulement appel au Code Théodosien, mais il rassemble aussi des textes romains postérieurs (résumé des Institutes de Gaius, constitutions impériales de Théodose II à Sévère, extraits des Sentences de Paul, etc.), et les accompagne d’une interpretatio en latin vulgaire, sans souci d’ordonnancement. Le Bréviaire d’Alaric est en définitive bien plus une accumulation de textes romains qu’une véritable compilation.
« Opération politique » (J. Gaudemet) lancée par Alaric pour s’attacher les populations gallo-romaines à la veille de combats importants, et donc marqué par les circonstances, le texte n’en est pas moins appelé à un grand avenir : ayant vaincu les Wisigoths à la bataille de Vouillé, le roi franc Clovis décide de conserver le recueil et d’en étendre l’application à l’ensemble des sujets gallo-romains du royaume franc.
Sur cet ouvrage, cf. Jacques Péricard, « Le Bréviaire d’Alaric. Aux origines du Code civil, éd. Michel Rouche et Bruno Dumézil », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, 2008, mis en ligne le 20 avril 2010.
Le Bréviaire d’Alaric constitue ainsi presque exclusivement le seul droit romain connu dans le royaume jusqu’au IXème siècle, version abâtardie et lacunaire de la technicité romaine.
1.2. La tradition barbare
Le second legs dont héritent les territoires de l’ancienne province des Gaules au moment de la chute de Rome est celui des traditions importées par les populations barbares. Très différents des traditions romaines, les institutions germaniques forment un ensemble autonome de règles et de pratiques que les rois barbares vont conserver en l’état.
Les barbares
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Nos connaissances sur les civilisations germaniques sont rares et sujettes à caution : elles proviennent soit de sources romaines (en premier lieu de Tacite) qui voient en elles un ennemi à dénoncer, soit de sources largement postérieures (à l’image de l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours, écrite à la fin du VIème siècle) dont le passage du temps a pu déformer la vision.
L’image qu’elles ont propagée des Barbares est toute entière résumée dans cet extrait de Sidoine Apollinaire (évêque de Clermont-Ferrand, v.430- v.485) : « Je vis au milieu des hordes chevelues. […] Je dois supporter leur langage germanique ; je dois applaudir, sombrement, à ce que chante le Burgonde ivre aux cheveux enduits de beurre rance […]. Heureux tes yeux, heureuses tes oreilles, heureux même ton nez, toi qui n’a pas à subir l’odeur de l’ail ou de l’oignon infect que renvoient dès le petit matin dix ragoûts » (in Carm. XII, 3-7et 14-45, Sidoine Apollinaire, éd. A. Loyen, tome 1, Poèmes, Paris, 1960, p. 103 et s.). De la même façon, Grégoire de Tours s’est fait l’écho de la violence des barbares à peine christianisés : « Il y avait alors à Cambrai un roi nommé Ragnachaire, si effréné dans ses débauches qu’à peine épargnait-il ses proches parents eux-mêmes. Il avait un conseiller nommé Farron, qui se souillait de semblables dérèglements. On rapporta que lorsqu’on apportait au roi quelque mets ou quelque don, ou quelque objet que ce soit, il avait coutume de dire que c’était pour lui et son Farron, ce qui excitait chez les Francs une indignation extrême. Il arriva que Clovis ayant fait faire des bracelets et des baudriers de faux or (car c’était seulement du cuivre doré), les donna aux Leudes de Ragnachaire pour les exciter contre lui. Il marcha ensuite contre lui avec son armée. Ragnachaire avait des espions pour reconnaître ce qui se passait. Il leur demanda, quand ils furent de retour, quelle pouvait être la force de cette armée. Ils lui répondirent : « C’est un renfort très considérable pour toi et ton Farron ». Mais Clovis étant arrivé lui fit la guerre. Ragnachaire voyant son armée défaite, se préparait à prendre la fuite lorsqu’il fut arrêté par les soldats, et amené, avec son frère Richaire, les mains liées derrière le dos, en présence de Clovis. Celui-ci lui dit : « Pourquoi as-tu fait honte à notre famille en te laissant enchaîner ? Il te valait mieux mourir » et ayant levé sa hache, il la lui rabattit sur la tête. S’étant ensuite tourné vers son frère il lui dit : « Si tu avais porté du secours à ton frère, il n’aurait pas été enchaîné » et il le frappa de même de sa hache. Après leur mort, ceux qui les avaient trahis reconnurent que l’or qu’ils avaient reçu du roi était faux. L’ayant dit au roi, on rapporte qu’il leur répondit : « Celui qui, de sa propre volonté, traîne son maître à la mort, mérite de recevoir un pareil or » ; ajoutant qu’ils devaient se contenter de ce qu’on leur laissait la vie, s’ils ne voulaient pas expier leur trahison dans les tourments. A ces paroles, eux voulant obtenir sa faveur, lui assurèrent qu’il leur suffisait qu’il les laissât vivre. Les rois dont nous venons de parler étaient les parents de Clovis. Après leur mort, Clovis recueillit leurs royaumes et tous leurs trésors. Ayant tué de même beaucoup d’autres rois, et ses plus proches parents, dans la crainte qu’ils ne lui enlevassent l’empire, il étendit son pouvoir dans toute la Gaule. On rapporte cependant qu’ayant un jour assemblé ses sujets, il parla ainsi de ses parents qu’il avait lui-même fait périr : « Malheur à moi qui suis resté comme un voyageur parmi des étrangers, n’ayant pas de parents qui puissent me secourir si l’adversité venait ! » Mais ce n’était pas qu’il s’affligeât de leur mort ; il parlait ainsi seulement par ruse et pour découvrir s’il avait encore quelque parent afin de le faire tuer » (in Histoire des Francs, éd. F. Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au 13ème siècle, Paris, 1823, livre II).
Cette conception ancienne des "Barbares" est donc à la fois extrêmement négative et généralisante, ne faisant aucune distinction entre les différentes populations qualifiées de barbares par les Romains. Elles sont pourtant très hétérogènes, n'ayant en commun que de se trouver à l'extérieur du limes, le mur-frontière érigé par Rome sur les confins de son Empire.
Depuis une trentaine d'années, les historiens ont profondément renouvelé nos connaissances sur ces populations barbares et sur leurs liens avec l'Empire romain. Ils ont mis en lumière le fait que, loin de n'être que des rapports d'opposition et d'affrontement, ces rapports sont en réalité plus complexes et nuancés, faits de contacts, d'échanges et d'acculturation sur le très long terme. Pour un état des connaissances actuelles : Les Barbares, sous la direction de Bruno Dumézil, Paris, PUF, 2020 (pour une première approche, Bruno Dumézil, Les Barbares expliqués à mon fils, Paris, 2010).
1.2.1. Institutions germaniques et lois barbares
L’idée d’État reste étrangère aux Germains, organisés en tribu, chacune sous l’autorité d’un roi, qui gouverne assisté d’un conseil de guerriers et de chefs de famille. L’organisation sociale repose sur la solidarité familiale et clanique, autour de la notion de Sippe (l’ensemble des alliés mobilisables en temps de crise – guerre privée, vengeance, règlement de dette, intervention en justice, etc. – par des pratiques ritualisées). Le groupe clanique s’organise autour de liens de fidélité et de dépendance. Les rapports d’autorité sont personnalisés et reposent sur un serment de fidélité (le leudesamio), qui fait du dépendant le leude du plus puissant du clan.
Le pouvoir, à tous les niveaux de la société, est ainsi établi sur des bases personnelles, y compris pour l’exercice de la royauté (c’est ainsi qu’on parle de « roi des Francs » et non pas de « roi de France »), qui s’appuie en grande partie sur le charisme et la force guerrière du roi élu par les hommes libres (souvent au sein de dynasties recueillant la gloire des prestiges personnels), par acclamation et élévation sur le pavois.
Ce lien personnel joue dans les deux sens : il oblige le roi envers ceux qui lui ont juré fidélité. Il leur doit ainsi la protection, la justice ou l’accomplissement de la vengeance (la faida), ainsi que le partage du butin. Il leur doit aussi la tenue de l’assemblée des hommes libres réunie une fois par an (appelée aussi « champ de mars » ou « champ de mai ») pour voter les constitutions ou capitulaires et conseiller le roi. Tous les guerriers y sont présents, mais seuls les dignitaires et les chefs de l’armée participent réellement à la discussion. C’est donc avec les grands que le roi barbare gouverne et légifère.
La personnalisation de l’autorité va de pair avec la conception patrimoniale que les rois barbares ont de leur pouvoir : le royaume est la chose privée du roi. En conséquence, le roi peut aliéner ses terres, mais aussi ses droits sur ces terres. De plus, la transmission du royaume est réglée par le droit privé de la succession, ce qui entraine à chaque génération un partage entre les fils du roi.
Grégoire de Tours, Histoire des Francs, IV, 22 (in Histoire des Francs, éd. F. Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, depuis la fondation de la monarchie française jusqu’au 13ème siècle, Paris, 1823)
La conséquence de cette conception patrimoniale du pouvoir est qu’il n’y a ni autorité publique instituée, ni permanence dans l’administration. La fragilité de l’autorité monarchique est structurelle durant toutes les royautés barbares, ce qui va causer l’effondrement de la dynastie mérovingienne à partir du VIIème siècle.
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- Dagobert (629-639) est le dernier roi important. Après lui, le trône fait face à une succession de rois jeunes, parfaitement incapable de gouverner. La situation aboutit à un phénomène de dilution du pouvoir : le monarque, incapable de gérer les affaires du royaume, délègue son pouvoir à des aristocrates qui se l’accaparent. Le pouvoir passe donc dans les mains d’une aristocratie, enrichie et arrogante face à des rois faibles.
C’est ainsi qu’au début du VIIIème siècle, une puissante dynastie d’aristocrates d’Austrasie, les Pippinides, monopolise pendant plusieurs générations les postes les plus importants du royaume, tout particulièrement celui de maire du palais. En 751, Pépin le Bref, fils de Charles Martel, renverse le dernier roi mérovingien Childéric III, et se fait sacrer roi des Francs à Soissons par l’archevêque de Mayence, installant ainsi la dynastie carolingienne.
- Eginhard, Vie de Charlemagne, 1-2 (rédigée vers 830) :
« La famille des Mérovingiens, dans laquelle les Francs avaient coutume de choisir leurs rois, est réputée avoir régné jusqu’à Childéric, qui, sur l’ordre du pontife romain Etienne, fut déposé, eut les cheveux coupés et fut enfermé dans un monastère. Mais, si elle semble en effet n’avoir fini qu’avec lui, elle avait depuis longtemps déjà perdu toute vigueur et ne se distinguait plus que par ce vain titre de roi. La fortune et la puissance publique étaient aux mains des chefs de sa maison, qu’on appelait maîtres du palais et à qui appartenait le pouvoir suprême. Le roi n’avait plus, en dehors de son titre, que la satisfaction de siéger sur son trône, avec sa longue chevelure et sa barbe pendante, d’y faire figure de souverain, d’y donner audience aux ambassadeurs de divers pays et de les charger, quand ils s’en retournaient, de transmettre en son nom les réponses qu’on lui avait suggérées ou même dictées. Sauf ce titre royal, devenu inutile, et les précaires moyens d’existence qui lui accordait à sa guise le maire du palais, il ne possédait en propre qu’un unique domaine, de très faible rapport, avec une maison et quelques serviteurs, en petit nombre, à sa disposition pour lui fournir le nécessaire. Quand il avait à se déplacer, il montait dans une voiture attelée de bœufs, qu’un bouvier conduisait à la mode rustique : c’est dans cet équipage qu’il avait accoutumé d’aller au palais, de se rendre à l’assemblée publique de son peuple réunie annuellement pour traiter des affaires du royaume, et de regagner ensuite sa demeure. L’administration et toutes les décisions et mesures à prendre, tant à l’intérieur qu’au dehors, étaient du ressort exclusif du maire du palais. Cette charge, à l’époque où Childéric fut déposé, était remplie par Pépin, père du roi Charles, en vertu d’un droit déjà presque héréditaire. Elle avait été en effet brillamment exercée avant lui par cet autre Charles dont il était le fils et qui se signala en abattant les tyrans, dont le pouvoir cherchait à s’implanter partout en Gaule, et en forçant les Sarrasins par deux grandes victoires – l’une en Aquitaine à Poitiers, l’autre près de Narbonne – à renoncer à l’occupation de la Gaule et à se replier en Espagne ; et celui-ci l’avait lui-même reçue des mains de son propre père, également nommé Pépin ; car le peuple avait coutume de ne la confier qu’à ceux qui l’emportaient par l’éclat de leur naissance et l’étendue de leurs richesses » (éd. et trad. L. Halphen, Les classiques de l’histoire de France au Moyen Age, Paris, 1947, p. 9 et s.).
En matière juridique, la tradition des peuples germaniques est celle d’une conception ethnique des droits : le droit n’est pas attaché au territoire, mais la loi applicable à chaque individu est déterminée par un critère qui lui est propre, celui de son ethnie ou de sa « race ».
A la fin du Vème siècle, les différentes tribus barbares entreprennent de mettre leur droit par écrit. Cette mise par écrit se fait en latin (à l’exception notable des royaumes anglo-saxons qui rédigent leurs lois en langue vulgaire) sous l’influence du modèle romain. Cette mise par écrit aboutit à la modification des règles en vigueur, qui se panachent de traditions juridiques extérieures. Ce mouvement se poursuit jusqu’au VIIIème siècle (certains textes ayant fait l’objet de multiples rédaction sans cesse renouvelées). Ces textes sont désignés de manière générique sous le nom de « lois barbares ».
Ainsi, vers 350, des officiers impériaux d’origine franque rédigent une première version de la « loi salique », qui mêle les coutumes barbares aux principes romains, et qui a vocation à s’appliquer aux supplétifs francs saliens de l’armée romaine (les lètes). De la même façon, « l’ancienne loi des Bretons d’Armorique », rédigée vers 445, est elle aussi le produit d’une initiative de l’état-major impérial pour encadrer ses combattants barbares, et réalise une combinaison entre règles germaniques et romaines.
Les tribus ayant bénéficié de ce précédant seront parmi les premières à procéder à la mise par écrit de leur droit à partir de la fin du Vème siècle-début du VIème siècle.
Sur ces aspects, cf. J.-P. Poly, « La corde au cou. Les Francs, la France et la loi Salique », Genèse de l’État moderne en méditerranée, colloque de l’École Française de Rome, n° 168, 1993, p. 287-320 et Id., « Le premier roi des Francs. La loi salique et le pouvoir royal à la fin de l’Empire », Auctoritas. Mélanges offerts à Olivier Guillot, G. Constable et M. Rouche dir., Paris, 2006, p. 97.
En 476 est ainsi rédigée la « Loi des Wisigoths », appelée aussi « Code d’Euric » du nom du roi qui la promulgue (elle fera l’objet de nombreuses autres rédactions jusqu’au VIIème siècle).
En 502, le roi burgonde Gondebaud (ou Gombaud) ordonne la rédaction de la « Loi des Burgondes » (dite aussi « loi Gombette »).
Vers 510, Clovis donne une nouvelle version de la « Loi salique » en s’inspirant du texte rédigé par les officiers impériaux en 350. La loi salique sera constamment reprise jusqu’au règne de Charlemagne au début du IXème siècle.
Vers 630, le roi des Francs ripuaires (Francs d’Austrasie, sur les bords du Rhin), Dagobert, met par écrit la « Loi ripuaire ».
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- La loi salique (vers 510).
La loi salique comprend 65 titres, dont 5 seulement concernent le droit privé (en particulier, le titre LIX sur les alleux, qui exclue les femmes de la succession en terre franque : « Quant à la terre salique, les femmes n’en héritent aucunement, elle appartient entièrement au sexe masculin, c’est à dire aux frères »).
- Loi salique (extraits) :
« Il a plu aux Francs et il a été convenu entre eux et leurs chefs que, pour favoriser au sein du peuple le maintien de la paix, il fallait couper court à l’enchaînement sans fin des bagarres. Et de même qu’ils l’avaient emporté, d’un bras puissant, sur les autres peuples installés à leurs côtés, de même ils ont voulu être les meilleurs par l’autorité de la loi, afin que selon la nature des affaires toute action criminelle trouve une solution [juste]. Ils ont donc choisi parmi eux quatre hommes, parmi beaucoup d’autres, nommés Visogast, Arogast, Salegast et Windogast qui, réunis pendant trois sessions judiciaires pour examiner avec soin les faits générateurs de tous les conflits [possibles], ont décidé pour chaque jugement de la façon suivante [...] :
Titre XLIV – Homicide des hommes libres. 1 – [Si quelqu’un a tué] un homme libre, Franc ou autre barbare, ou tout homme libre vivant sous la loi salique : 8000 deniers qui font 200 sous. 2. S’il l’a jeté dans un puits ou noyé, qu’il soit condamné à une amende de 24000 deniers qui font 600 sous. 3 – S’il ne l’a pas caché, qu’il soit condamné à une amende de 8000 deniers qui font 200 sous. 4 – Si la victime est un compagnon du roi : 24000 deniers. […] 6 – Si c’est un Romain convive du roi : 12 000 deniers qui font 300 sous. |…] 15 – Si c’est un Romain propriétaire : 4000 deniers qui font 100 sous » (d’après la traduction de J.-M. Carbasse, Histoire du droit pénal et de la justice criminelle, 2ème éd., Paris, 2000, p. 128, d’après l’édition K. A. Eckhardt, MGH, 1962).
- La loi salique sera complétée à plusieurs reprises, par exemple, par l’Edit de Chilpéric (vers 575) qui précise le titre LIX portant sur les alleux :
« 1. – Délibérant, sous le signe de Dieu, avec les hommes des meilleurs et les plus magnifiques, et avec les antrustions et tout notre peuple, il a été arrêté que notre part d’héritage ne va pas au-delà du fleuve Garonne et que partout où nous a été donné l’héritage, y compris tous les lieux et aussi à Thérouanne, on doit nous le reconnaître et accepter.
2. – Semblablement, il a été arrêté que nous concèderons à nos leudes tout ce qu’il faudrait afin que des troubles n’éclatent pas dans notre pays pour une chose modique.
3. – Semblablement, il a plu et il a été arrêté que, si quelqu’un ne laisse à sa mort des fils, des filles et des autres parents, ses fils auront la terre leur vie durant, ainsi que le veut la loi salique. Mais si les fils sont morts, et que les filles aient les terres de la même façon que les fils les auraient eues. Et si quelqu’un meurt laissant seulement un frère, que le frère reçoive les terres, non les proches. Et si un frère meurt sans avoir de frère survivant, que la sœur accède alors à la possession de la terre ».
- La loi burgonde (502) :
« 3 – Tous les administrateurs et les juges devront juger, au temps présent, outre Burgondes et Romains, selon nos lois qui ont été établies et amendées en un commun débat, de telle sorte que nul n’espère ou n’ose recevoir de l’une des parties, à l’occasion des causes et des jugements, quoique ce soit à titre de récompense ou d’avantage, mais que la partie qui le mérite obtienne justice et que suffise l’intégrité du juge.
15 – Que tout Burgonde ingénu qui sera entré dans la maison de quiconque dans une intention de rixe, donne 6 sous à celui à qui appartient la maison, et 12 sous à titre d’amende. Nous voulons cependant qu’une égale condition soit observée entre Burgondes et Romains.
26 – Si quelqu’un, en quelque occasion, a brisé une dent à un grand personnage burgonde ou à un noble romain, qu’il soit contraint de payer 15 sous. S’il a brisé une dent à des personnes ingénues d’humble condition, tant Burgondes que Romaines, qu’il l’amende à 10 sous ».
- La loi ripuaire (vers 630) :
« XXXV. [De la représentation d’un homme libre]. 1 – Si un homme ingénu qui se trouve dans le pouvoir d’un autre a été inculpé, que celui qui l’a retenu auprès de lui à ce moment-là prenne soin de le représenter et de répondre du délit devant le juge, de la manière qui a été expliquée plus haut. 2 – Que s’il ne l’a pas représenté, qu’il encoure le même châtiment qu’aurait dû subir celui qui, se trouvant en son pouvoir, a été inculpé. 3 – Nous décidons que dans le pays ripuaire, Francs, Burgondes, Alamans ou quelle que soit la nationalité de celui qui est appelé en jugement, qu’il réponde selon les prescriptions de la loi du lieu où il est né. 4 – Que s’il a été condamné selon sa propre loi, qu’il ne subisse pas la peine selon la loi ripuaire. 5 - Que s’il n’a pu trouver de caution dans le pays ripuaire, qu’il s’applique à se justifier par le feu ou le sort.
LXI [Des affranchis in ecclesia]. 1 – Nous ordonnons que tout Franc Ripuaire ou tout affranchi in ecclesia qui voudra affranchir son esclave pour le rachat de son âme ou en échange d’un prix, selon la loi romaine, fasse tradition de l’esclave avec des tablettes, dans une église en présence des prêtres, des diacres, de tout le clergé et de tout le peuple, et que l’évêque ordonne à l’archidiacre de faire rédiger pour ledit esclave des tablettes, selon la loi romaine, sous laquelle vit l’Eglise ; et que cet esclave aussi bien que sa descendance demeurent libres et vivent sous la protection de l’Eglise et rendent à l’Eglise le service de leur état ».
Toutes ces lois barbares se présentent de la même façon, comme une longue énumération de compositions pécuniaires. Elles fixent pour chaque délit le montant que le coupable doit payer à la victime ou à sa famille. La somme à payer est déterminée à partir de très nombreux critères (ethnie, âge, sexe, qualité de la victime, circonstances du délit).
Le but poursuivi par ces listes de compositions tarifaires est un objectif de sauvegarde de la paix publique : il s’agit de remplacée la vengeance privée (la faida), à laquelle ont droit la victime et ses proches, par une somme d’argent (le wergeld, « prix de l’homme ») qui a pour effet d’éteindre la vengeance. Les lois barbares cherchent à rétablir la paix et à éviter le cercle sans fin des vendettas familiales. L’extrême précision de ces lois vient du souci de prévoir tous les dommages possibles pour éviter toute discussion ou divergence d’interprétation.
1.2.2. Personnalité des lois et territorialité
Tout au long des règnes des dynasties mérovingiennes et carolingiennes, à chaque fois qu’un peuple barbare passe sous la domination des Francs, il conserve ses propres règles juridiques, que les rois font mettre par écrit (à l’image des lois des Alamans, des Thuringiens et des Bavarois sous les Mérovingiens, des Saxons, des Frisons et des Lombards sous les Carolingiens).
Pendant plus de trois siècles, coexistent ainsi sur un même territoire, sous l’autorité d’un même roi, des populations gallo-romaines auxquelles s’applique le droit romain du Bréviaire d’Alaric et des populations barbares, chacune bénéficiant de sa propre loi.
La situation juridique du royaume franc est donc celle d’une pluralité de lois personnelles, s’appliquant aux individus selon un système de personnalité des lois.
A chaque procès, il faut donc définir la loi applicable aux parties. L’instance devant le mallus (le tribunal de droit commun) commence par la question posée par le juge « Sous quelle loi vis-tu ? » : la détermination du droit applicable est fonction de l’origine ethnique du justiciable, donc de sa naissance (l’enfant légitime suit la loi de son père, l’enfant naturel celle de sa mère). Il la déclare lors de l’instance par la professio legis (la « profession de loi ») : « Mon père et mes ancêtres vivaient sous telle loi ».
Ainsi, la femme mariée prend la loi de son mari ; l’affranchi prend la loi sous laquelle est accompli son affranchissement ; les clercs sont toujours placés sous l’autorité du droit romain.
En cas de conflits de droits, quand les deux parties ne vivent pas sous la même loi, on applique aux deux parties d’abord la loi du défendeur, puis progressivement à l’époque carolingienne la loi de la victime.
Mais au fil des siècles, le système de la personnalité des lois devient de plus en plus malaisé à appliquer. Les raisons, multiples, tiennent avant tout à la « fusion des races » – l’acculturation progressive et le mélange des ethnies, encouragés par la diffusion du christianisme – qui rendent de plus en plus difficile la détermination de l’origine ethnique des justiciables.
Les lois barbares les plus tardives montrent une tendance certaine à faire du lieu de naissance, et non plus de l’ethnie, le critère de détermination de la loi de chaque individu.
Progressivement apparaît ainsi l’idée d’un critère territorial, plus efficace et plus pratique que celui de la race.
L’évolution est visible dans un capitulaire de Charles le Chauve de 864, dit Edit de Pîtres, où (à propos de la répression du crime de faux monnayage) il est énoncé que « Dans la terre où les jugements sont réglés par la loi romaine, que l’on juge selon cette loi ; et dans la terre où les affaires ne sont pas jugés selon la loi romain, que le faux monnayeur perde la main droite » (trad. J. Bart). A la fin du IXème siècle, les références sont de plus en plus rares, dans les actes privés, à l’application de telle ou telle loi. Le début du Xème siècle marque la désuétude des lois personnelles qui ne résistent pas aux nouveaux rapports sociaux.
1.3. La tradition chrétienne
Les royaumes qui s’instaurent au lendemain de la chute de l’Empire romain d’Occident sont aussi les héritiers d’une tradition chrétienne.
En 313, le christianisme avait été reconnu officiellement par l’Empereur Constantin, avant de devenir la religion d’État de l’Empire en 380 par l’édit de Thessalonique.
Edit de Thessalonique, 28 février 380 (Code Théodosien, 16, 1, 2), trad. J. Gaudemet, Les institutions de l'Antiquité, 7ème éd., Paris, 2002, p. 430.
1.3.1. Pouvoir royal et christianisme
A la chute de l’Empire romain d’Occident, l’Eglise chrétienne romaine réussit à conserver intactes ses structures hiérarchiques. Elle reste pendant des siècles le seul grand « réservoir de la romanité » qui diffuse la culture impériale vers les élites aristocratiques, d’autant plus présente dans la vie des laïcs que les Vème, VIème et VIIème siècles sont une époque d’évangélisation massive en direction des populations rurales.
L’Eglise romaine fournit aux royautés barbares des cadres compétents : les évêques, dès les prémices de la désagrégation de l’Empire, ont pris progressivement la place des fonctionnaires impériaux. Ils sont au début du Vème siècle les incontournables détenteurs d’une forte autorité morale et économique, qu’ils vont mettre au service des royautés franques.
A l’extrême fin du Vème siècle (entre 469 et 508, probablement en 499), Clovis, adepte du paganisme (alors que l’écrasante majorité des chefs barbares sont alors chrétiens ariens), se convertit au christianisme romain avec toutes son armée, et se fait baptiser par Rémi, évêque de Reims.
« Pendant que nous reportions toute prise de parti à l'éternité et que nous réservions à l'avenir la détermination de la validité des avis de chacun, c'est dans le temps présent qu'a surgit le rayon éblouissant de la vérité. Oui, c'est en notre temps que la divine providence a trouvé un arbitre. C'est que le choix que vous faites pour vous même est comme un jugement pour tous ; votre foi c'est notre victoire. Ordinairement, la plupart de ceux qui sont dans la même situation d'être poussés à rechercher la croyance salutaire, mus soit par les encouragements d'un prêtre, soit par les suggestions d'un camarade, objectent les coutumes de leur peuple, et l'observance des rites ancestraux. Ils avouent en réalité ne pas savoir du tout faire un choix en préférant de façon coupable la bienséance au salut, sous couvert d'observer le respect aux parents, ils sont sous la bonne garde de l'incrédulité. Que leur coupable pudeur n'utilise plus de telles excuses après un tel miracle. Car vous, de la considération de votre arbre généalogique, n'avez voulu garder que la noblesse comme ornement au faîte de la succession des générations, et c'est de vous que vous avez voulu faire surgir la lignée. Vous avez pour source des gens de bien, vous voulez être la source de meilleurs encore. Vous êtes le répondant de vos aïeux puisque vous régnez sur le monde, vous avez fondé pour vos descendants afin d'aller dans le royaume des cieux. Que la Grèce se réjouisse assurément d’avoir choisi un prince de notre foi, mais qu’elle ne se réjouisse plus désormais du fait qu’elle mérite seule la récompense d’un tel don. Ton territoire aussi luit de sa clarté, et, dans les contrées occidentales, la lumière de l’antique étoile se répand sur le roi ».
Ce baptême entraîne plusieurs conséquences importantes.
D’une part, ce baptême fait naître des conditions propices à l’extension du royaume franc. En effet, les populations méridionales, largement adeptes du christianisme romain, se rallient à Clovis. Il peut ainsi imposer son autorité à des populations romaines bien plus nombreuses que ne le sont les Francs. De plus, l’épiscopat de Gaule et la papauté accordent un soutien politique total à Clovis, qui se fait le protecteur de l’Eglise et de la Chrétienté romaine. C’est le début d’une alliance entre le pouvoir laïc et l’Eglise qui va durer jusqu’à la Révolution.
D’autre part, et surtout, l’Eglise fournit désormais les cadres conceptuels et idéologiques, largement romanisés, d’une conception politique sous-tendant l’action des monarchies franques.
Les rois francs sont désormais les successeurs des empereurs chrétiens romains et aptes à exercer leurs prérogatives religieuses : c’est à ce titre que Clovis se soucie de discipline ecclésiastique, et convoque en 511 à Orléans un concile des évêques de Gaule qui condamne l’arianisme
Lettre au roi. A leur seigneur, fils de l’Eglise catholique, le très glorieux roi Clovis, tous les évêques à qui vous avez mandé de venir au concile. Puisque si grand est le souci de la foi glorieuse qui vous incite à honorer la religion catholique, que vous avez, par estime pour l’avis des évêques, prescrit que ces évêques se réunissent pour traiter des questions nécessaires, c’est conformément à la consultation et aux articles voulus par vous que nous faisons les réponses qu’il nous a paru bon de formuler. De la sorte, si ce que nous avons déterminé est aussi reconnu juste à votre jugement, l’approbation d’un si grand roi et seigneur confirmera que doit être observée avec une plus grande autorité la sentence d’un si grand nombre d’évêques.
Canons. Comme par la volonté de Dieu, à la convocation du très glorieux roi Clovis, s’étaient réuni dans la ville d’Orléans un concile des plus hauts prélats, il a plu à tous, après délibération commune, de confirmer aussi par un témoignage écrit ce qu’ils ont décidé oralement ».
Préambule du Concile d’Orléans, 10 juillet 511 (trad. J. Gaudemet et B. Basdevant-Gaudemet, Les canons des conciles mérovingiens, tome I, Paris, 1989, p. 71).
Mais c’est surtout avec les Carolingiens que s’affirme la collaboration entre la royauté et l’Eglise. L’Eglise marque de son empreinte la dynastie carolingienne dès le double sacre de Pépin le Bref, en 751 à Soissons, puis en 754 à Saint Denis par le pape.
Car ledit très florissant seigneur Pépin, roi pieux, avait été élevé à la dignité royale trois ans auparavant, par l’autorité et sur ordre du seigneur pape Zacharie de sainte mémoire, par l’onction du saint chrême, reçue des mains des bienheureux prêtres des Gaules, et par le choix de tous les Francs. Par la suite, il fut oint et béni de nouveau comme roi et patrice, avec ses susdits fils Charles et Carloman, au nom de la Sainte Trinité, par les mains du même pape Étienne, en l’église des bienheureux susdits martyrs Denis, Rustique et Eleuthère, dont le vénérable Fulrard est archiprêtre et abbé. Dans cette même église des bienheureux martyrs, en ce même jour, ledit vénérable pontife bénit par la grâce de l’Esprit aux sept formes la très noble, très dévote et très attachée aux saints martyrs Berthe, épouse dudit roi très florissant, revêtue de la robe royale à traîne, et en même temps il confirma de sa bénédiction par la grâce du Saint-Esprit les princes des Francs et il imposa à tous sous peine d’interdit et d’excommunication de ne jamais choisir un roi issu d'autres reins que celui que la divine piété avait daigné exalter, et qu’elle avait décidé, par l’intercession des saints apôtres, le très bienheureux pontife. C’est pourquoi nous avons inséré ces quelques lignes à la dernière page de ce petit livre, à l’attention de votre charité, afin que dans la suite des temps la tradition commune puisse en transmettre à jamais la connaissance aux lignées futures ».
Clausula de unctione Pippini regis (anonyme, vers 767), in Sources d’histoire médiévale, IXème - milieu du XIVème siècle, G. Brunel et E. Lalou dir., Paris, 1992, p. 73.
Le sacre, directement issu de la tradition testamentaire, participe de l’idéologie royale carolingienne, en faisant du roi un élu de Dieu, « l’Oint du Seigneur ». Le sacre et l’onction distinguent le roi en en faisant un personnage appelé à remplir une mission d’inspiration divine. La royauté est dès lors perçue comme un « ministère » : le pouvoir doit être exercé selon la volonté divine, et non plus comme une autorité patrimonialisée.
L’épiscopat qui propage cette vision du pouvoir dans l’entourage du roi carolingien entend faire de le doter d’une fonction publique, une respublica, à l’échelle de la Chrétienté toute entière. La mission du roi carolingien est de faire triompher les principes romano-chrétiens.
Jonas d’Orléans, De l’institution royale (rédigé vers 831), chapitre 4 (trad. J. M. Carbasse et G. Leyte, L’État royal XIIème XVIIIème siècles. Une anthologie, Paris, 2004, p. 142-143).
L’alliance des valeurs chrétiennes et de l’idéal impérial atteint son apogée avec la restauration de l’Empire d’Occident (la renovatio imperii) sous le règne de Charlemagne, le jour de Noël de l’an 800. Avec la réactivation de l’Empire, Charlemagne ajoute à son titre de roi des Francs et des Lombards celui « d’Auguste, empereur des Romains et gouvernant l’Empire » (Augustus, imperator Romanum gubernans Imperium).
1.3.2. Episcopat et formation du droit canonique
La législation canonique de la période carolingienne est profondément marquée par cette collaboration entre le pouvoir politique et la hiérarchie de l’Eglise (évêques en tête), de même qu’elle est influencée par le renouveau intellectuel que connaît la période (« Renaissance carolingienne ») et qui bouleverse le champ du savoir.
L’influence se ressent tout d’abord sur les organes normatifs les plus actifs de cette période.
La période carolingienne est ainsi celle d’un développement considérable de la législation conciliaire, encouragée par les rois et empereurs (220 synodes carolingiens contre 62 à la période mérovingienne), pendant tout le VIIIème et le IXème siècle. En revanche, les papes de la période carolingienne brillent par leur « abstinence législative » (la formule est de J. Imbert, in « Le pouvoir législatif dans l’Eglise carolingienne », Année canonique, 1979, p. 489-501).
Cet état de fait est révélateur de la place qu’occupe l’empereur en matière de législation canonique : il s’est emparé du pouvoir de convoquer les conciles, et légifère avec l’appui de l’épiscopat, marginalisant les pratiques pontificales.
Ce rôle essentiel de l’épiscopat dans l’élaboration du droit de l’Eglise à l’époque carolingienne se traduit par l’apparition d’une source juridique qui n’existera qu’au IXème siècle : les statuts épiscopaux ou diocésains. L’évêque est ainsi législateur dans son diocèse, régissant ainsi la vie des clercs (moralité, pratique des sacrements, formation religieuse, sauvegarde des biens de l’Eglise) mais aussi les laïcs. La législation épiscopale du IXème siècle entend encadrer au plus près les laïcs dans le siècle, dans tous les aspects de leur vie sociale. « C’est un code de la vie religieuse et d’une bonne partie de la vie sociale et familiale que donnent ainsi les statuts diocésains. Œuvres d’évêques qui sont proches de leur peuple, qui en savent les besoins, les possibilités et les défaillances, ils s’efforcent de les guider et de les assister, associant sévères rappels et menaces de peines à la générosité de leur miséricorde » (J. Gaudemet, Les naissances du droit, Paris, 1997, p. 124).
Cette législation, au plus près de la vie quotidienne des fidèles, est de plus une législation appelée à se diffuser et à se faire connaître : « la multiplication des règles [séculières], la volonté de les faire connaître pour qu’elles soient respectées expliquent le développement, jusqu’alors inconnu, des collections canoniques » (J. Gaudemet, Les sources du droit canonique, VIIIème-XXème siècle, Paris, 1993, p. 14). La période carolingienne est celle de l’explosion des « collections canoniques », recueils rassemblant des textes de portées et d’origines diverses, souvent d’initiatives privées, et à vocation avant tout pratique.
En savoir plus
- Hibernensis (vers 700, Irlande).
- Dionysio-Hadriana (vers 774, Nord de la Gaule, remise par le pape Hadrien Ier à Charlemagne).
- Dicheriana (première moitié du IXème siècle, Lyon).
- Recueils pseudo-isidoriens, dont les Fausses décrétales d’Isidor Mercator (Reims, après 847).
- Anselmo dedicata (Nord de l’Italie et Germanie, fin du IXème siècle).
- Liber canonum d’Abbon de Fleury (entre 988 et 996).
La réhabilitation de la culture écrite, conséquence directe de la renaissance carolingienne, conduit ainsi à la diffusion massive d’une législation au plus proche des préoccupations du peuple, qui s’applique à l’ensemble des habitants d’un diocèse sans se préoccuper de leurs origines ethniques, et qui véhicule une culture romaine en passe de se « canoniser ».