1. Passé et présent du droit
Saisir la formation et l'expression du droit mais aussi le sens, la portée et l'évolution des règles juridiques dans la longue période et pour des espaces divers est utile au juriste contemporain. Le droit ne se limite pas à la seule règle. Eclairer le droit par l'histoire permet de mieux comprendre au sein des sociétés, notamment en Europe, la place et le rôle des acteurs juridiques et judiciaires, de la diversité des normes ainsi que leur évolution en lien avec leur contexte.
1. 1. Une science du droit
Depuis fort longtemps, les philosophes et les juristes ont cherché à saisir la notion de droit. Il a fait l'objet d'une étude selon des méthodes particulières et d'une construction savante permettant de former et de formuler un ensemble de connaissances raisonnées et organisées. Une science du droit est apparue. Elle a eu une influence importante à différentes périodes de l'histoire juridique occidentale.
Tenter de définir le droit relève encore aujourd'hui quelque peu de la gageure. Il n’existe pas de définition unique du droit.
Au début du XXème siècle, le juriste Ullmann dans son ouvrage La définition du droit avait relevé une quinzaine de définitions. D’ordinaire, les étudiants en droit connaissent deux des principales acceptions du droit qui se complètent (Lexique des termes juridiques) :
- le droit objectif défini comme l’« ensemble des règles régissant la vie en société et sanctionnées par la puissance publique »,
- le droit subjectif défini comme la « prérogative attribuée à un individu dans son intérêt lui permettant de jouir d’une chose, d’une valeur ou d’exiger d’autrui une prestation ».
M. Troper, La philosophie du droit, coll. Que-sais-je ?, n° 857, Paris, PUF, 2003, p. 3.
A la notion de droit sont le plus souvent rapprochés les termes de règle et de norme. On parle ainsi de règle de droit (D. de Béchillon, Qu'est-ce qu'une règle de droit ?, Paris, 1997). Elle se caractérise par sa généralité et son impersonnabilité, sa permanence et sa stabilité. Elle est obligatoire et son non-respect appelle une possible sanction. La règle de droit est parfois trop rapidement assimilée à la loi.
De manière plus large et englobante, la norme est une référence plus récemment utilisée notamment par les juristes.
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Le terme norma a été utilisé dans un premier temps en architecture durant l’Antiquité. Il désigne alors une équerre en forme de T. Il est ensuite employé dans la réflexion politique et philosophique avec Cicéron (R. Jacob, « Jus ou la cuisine romaine de la norme », Droit et cultures, 48, 2004, p. 11 sq.). Au XIIIème siècle, les normes font l’objet de l’attention des théologiens (E. Marmursztejn, L’autorité des maîtres. Scolastique, normes et société au XIIIème siècle, Paris, 2007, p. 17). Une diversité de termes existe alors pour qualifier la norme. Elle s’inscrit dans l’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler le pluralisme juridique médiéval (A. Rigaudière, Penser et construire l’Etat dans la France du Moyen Âge (XIIIème-XVème siècle), Paris, 2003, p. 10-13). Il faut attendre le XIXème siècle pour que la notion se généralise et qu’elle acquière un sens plus abstrait en relation avec la théorie du droit. En lien avec le positivisme juridique, les normes sont entendues comme des « acte[s] de volonté [qui] n’existent que parce qu’elles sont posées par des autorités habilitées à dire le droit et sanctionnées par l’autorité publique » (B. Deffains, S. Ferey, « Théorie du droit et analyse économique », Droits, 45, 2007, p. 223-254 et plus particulièrement p. 228-230). Cette approche a attirée l’attention sur l’importance de l’interprétation et d’une certaine manière sur le travail de « reconstruction » du juge pour établir la signification de la règle juridique. La proposition a été aussi formulée de concevoir la norme à partir de l’idée de modèle (Voir en ce sens, A. Jeammaud, « La règle de droit comme modèle », D., 1990, chron., p. 199-210 ; D. de Béchillon, Qu’est-ce qu’une règle de droit ?, Paris, 1997) ou de référence (C. Thibierge). Elle devient alors une ligne de conduite qui peut être assimilée et/ou se distinguer de la règle de droit (C. Thibierge, « Au cœur de la norme : le tracé et la mesure. Pour une distinction entre normes et règles de droit », Archives de Philosophie du Droit, 2008, p. 341 sq.). Ainsi relève du champ de la norme pour C. Thibierge « ce qui fournit un modèle, que celui-ci relève de l’obligatoire, modèle imposé, ou simplement du souhaitable ou du possible, modèle proposé » (C. Thibierge, « Le droit souple », Revue trimestrielle de droit civil, 4, 2003, p. 619).
Les XIIIème Journées nationales de l’Association Henri Capitant de la Culture Juridique Française en 2008 ont proposé de renouveler la réflexion sur la normativité et l’effectivité de la règle (Le droit souple, XIIIe Journée nationale de l’Association Henri Capitant de la Culture Juridique Française, Paris, Dalloz, 2009). De récents travaux ont eu pour objet de réflexion le concept de force normative (C. Thibierge et alii, La force normative. Naissance d’un concept, Paris, 2009, voir en particulier « Introduction », p. 33-53, la synthèse proposée, p. 741-811 et les conclusions du même auteur, p. 813-846). Cette réflexion envisage la force normative « comme outil de diagnostic de la force des normes juridiques et s’inscrit dans une théorie ouverte du droit, en reflet de la complexité du droit contemporain et de ses interactions avec la réalité sociale » (C. Thibierge et alii, La force normative…, op. cit., p. 40).
Pour quelques éléments de synthèse : F. Garnier, « Notes pour une possible histoire de la construction de la norme », Les mutations de la norme. Le renouvellement des sources du droit, 43, N. Martial-Braz, J.-Fr. Riffard et M. Behar-Touchais (sous la direction de), Collection Etudes Juridiques (dirigée par N. Molfessis), Economica, Paris, 2011, p. 21-49.
A porter son regard vers le passé et les fondations du droit, on perçoit que les contours du droit ont d'abord été précisés tant à l'égard de la religion que de la morale.
Il a existé ou il existe encore des sociétés et civilisations où un lien étroit est établi entre la religion et le droit. Selon l'expression de Jean Gaudemet le « droit est venu des cieux ». Au cours des siècles, une sécularisation du droit s'est affirmée en certains espaces (par exemple en Europe). Une indépendance a été acquise par le droit à l'égard de la religion. Ce processus est par exemple attesté pour la Rome antique à partir du VIème siècle avant J.-C. Le développement du droit hors des autorités religieuses a eu pour conséquence l'apparition d'une science du droit.
Le droit doit aussi être distingué de la morale. Si l'idée de justice est davantage attachée à la notion de morale, le droit permet en outre d'organiser et d'assurer des relations sociales paisibles. Le respect des règles juridiques est obligatoire et leur inobservation expose alors à une possible sanction.
La définition du droit a intéressé très tôt les juristes et les philosophes. A Rome, sous l’influence de la philosophie grecque, le jurisconsulte Celse, au IIème s. ap. J.-C., associe le bien commun et l’équité. Puis le jurisconsulte Ulpien, au IIIème s. ap. J.-C., « aborde le droit par la justice qu’il définit comme la volonté de rendre à chacun ce qui lui est dû » (J. Hilaire). Ulpien dans le livre premier de ses Institutes (repris au Digeste) précise que le droit est alors un art tendu vers la justice. La science du droit est la science du juste et de l’injuste. (Digeste, 1,1, 10). Il y a un souci de définitions et de classements qui se développe sous l’Empire romain en particulier au Ie et IIe s. ap. J.-C.
« Celui qui s’adonne au droit doit d’abord savoir d’où vient le mot ‘droit’ (ius) ; il vient de ‘justice’. En effet, selon l’élégante définition de Celse, le droit est l’art du bon et de l’équitable. C’est à bon droit que l’on qualifie de prêtres (les juristes), car nous exerçons la justice et nous faisons connaître ce qui est bon et équitable, séparant l’équité de l’iniquité, distinguant le licite de l’illicite, cherchant à procurer le bien non seulement par la menace des châtiments mais aussi par la promesse des récompenses, pratiquant ce qui nous semble la vraie – et non une fausse – philosophie ».
Ulpien, Règles, 2,1 (repris au Digeste 1,1, 10) :
« Les préceptes du droit sont les suivants : vivre honnêtement, ne pas léser autrui, attribuer à chacun son dû. La jurisprudence (c’est-à-dire la science des jurisconsultes) consiste dans une connaissance des choses divines et humaines, dans la science du juste et de l’injuste ».
Après la formation d'une science du droit à Rome, on assiste au Moyen Âge, au sein des universités à la formation d'un « droit scientifique » (J. Krynen). Avant la formation des droits nationaux, il existait des « droits supra-nationaux » (J.-L. Thireau). Il s’agissait du droit romain et du droit canonique qualifiés de « droits universels » qui servaient de « droit commun » médiéval (Jus commune) aux pays européens.
Des racines communes existent notamment entre les droits européens avant qu’un droit européen ne soit élaboré. Pour Portalis, l’un des quatre rédacteurs du Code civil de 1804, « le droit romain a civilisé l’Europe ».
Comme à d'autres époques antérieures, au XIXème siècle, la science du droit et le renouvellement des méthodes sont tout aussi essentiels, par exemple, à la compréhension de la formation et de l'évolution du droit, des sources ou de la place accordée au juge pour l'interprétation de la loi.
1. 2. Une approche historique du droit
Faire le lien entre passé et présent est indispensable pour mieux comprendre les racines les enjeux et les solutions retenues par les juristes, au sens large, et les forces créatrices du droit au cours du temps.
Montesquieu, dans l’Esprit des lois (1748), écrivait : « Il faut éclairer l’histoire par les lois et les lois par l’histoire » (XXXI, 2). La formule a été reprise notamment par Emile Chénon (1857-1927) qui recommandait que « le droit éclaire l’histoire et l’histoire éclaire le droit ; tout historien devrait être jurisconsulte, tout jurisconsulte devrait être historien ».
Par exemple, les adages traduisent ce lien entre passé et présent du droit. Ils sont une expression de la tradition juridique. De manière simple et ramassée, l’adage peut énoncer notamment une règle de droit. Cela peut aussi être le cas avec une maxime énonçant un principe général du droit (« Nul ne peut se faire justice à soi-même », « A l’impossible nul n’est tenu », « Non bis in idem »).
Une approche historique doit permettre de découvrir la formation du droit en France et de notre système juridique. C'est en connaissant d'où viennent le droit et les institutions qu'il est possible de mieux les comprendre mais également de saisir les débats et les évolutions juridiques actuelles tant en France qu'en Europe. Le juriste contemporain peut avoir un double intérêt à porter son regard vers le passé. D'une part, il peut percevoir comment sont nées une règle de droit ou une institution. D'autre part, il peut déceler les fondements, en suivre les évolutions, les disparitions, les renaissances à travers le temps jusqu'à nos jours.
Les règles applicables à un moment donné de l’histoire sont le fruit d’un contexte politique, économique, moral, religieux et social. Elles se forment souvent par apports successifs mais aussi par emprunts. C’est la recherche de la dimension historique du droit qui doit permettre de prendre conscience de ces phénomènes.
L'approche historique favorise aussi l'appréhension d'institutions juridiques et le regroupement de droits nationaux, en lien avec des racines communes, en grandes familles juridiques.
Notre système juridique présente des particularités communes avec les différents droits nationaux des pays européens. Le droit français est qualifié de droit romaniste – c’est-à-dire dérivé du droit romain – ou encore de droit écrit, comme peuvent l’être le droit allemand, espagnol ou italien. La notion de système juridique apparaît progressivement et évolue dans le temps sous l'effet des « mondialisations du droit » (J.-L. Halpérin). Différents systèmes sont traditionnellement distingués dans le monde.
Pour les pays européens occidentaux, un premier groupe se caractérise par l’influence du droit romano-germanique (pays latins et germaniques). Un second, avec les îles britanniques, est formé essentiellement à partir des décisions des juges qui a contribué à maintenir un système coutumier (Common law). Au Québec, la double influence du droit français (Coutume de Paris) et du droit anglais est présente selon les domaines (droit civil et droit pénal).
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Depuis la fin des années 1990, quatre économistes – La Porta, Lopez-de-Silances, Shleifer et Vishny (LLSV) – publient différents articles pour expliquer les différences de performances économiques entre les pays. Ils s’intéressent alors aux origines légales pour expliquer de telles différences. Ils définissent l’origine légale comme « une forme de contrôle social de la vie économique et d’autres aspects de la vie ». Leurs travaux se sont intéressés notamment à l’influence de la présence d’un Code civil et ils ont proposé cinq traditions légales. Ils ont en particulier distingué les pays de droit civil des pays de common law. Parmi les facteurs qui agissent sur la croissance, la qualité institutionnelle est retenue pour considérer la garantie des droits de propriété et le respect des contrats. Les pays de common law sont pour eux plus favorables que les pays de tradition civiliste comme la France. Ils considèrent alors la formation de ces deux droits à partir de leurs origines médiévales. L’organisation politique et judiciaire leur apparaît préférable en Angleterre. Ils en concluent une supériorité de la common law. Des conséquences en sont tirées quant au développement des pays qui ont été colonisés soit par la France soit par l’Angleterre et leur développement économique contemporain.
« A central requirement in the design of a legal system is the protection of law enforcers from coercion by litigants through either violence or bribes. The higher the risk of coercion, the greater the need for protection and control of law enforces by the state. This perspective explains why, in the 12th and 13th centuries, the relatively more peaceful England developed trials by jury, while the less peaceful France relied on state-employed judges for both collecting evidence and making decisions. Despite considerable legal evolution, these initial design choices have persisted for centuries (largely because France remained less peaceful than England), and may explain many differences between common and civil law traditions with respect to both the structure of legal systems and the observed social and economic outcomes », Edward L. Glaeser & Andrei Shleifer, 2002. “Legal Origins”, The Quarterly Journal of Economics, MIT Press, vol. 117(4), pages 1193-1229, November.
Cette approche a eu une influence importante, elle a suscité des réactions et des critiques. L’une des formes prises a été la création de la Fondation pour le droit continental en 2006 évoquée pour assurer le rayonnement du droit français selon les propos du Président Jacques Chirac dans son allocution lors du Colloque sur le bicentenaire du Code civil le 11 mars 2004.
On observe aujourd’hui sous l’influence de la construction européenne et de la mondialisation que les systèmes juridiques s’influencent mutuellement. Ce phénomène n’est pas nouveau. Depuis fort longtemps, des règles ou des institutions juridiques sont passées d’une société à une autre, d’un droit à un autre.