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Le délitement du vivre-ensemble


Pour Michel Wieviorka, c’est désormais l’ethnicité qui constituerait la « nouvelle question sociale » (Une société fragmentée ? : le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte,? 1996). La question du multiculturalisme, au sens de la coexistence de différentes cultures au sein d’une même société, est devenue depuis les années 1980 un enjeu croissant du débat politique en France, en même temps que s’exprimaient des craintes grandissantes sur, à la fois, la mondialisation et les migrations. Et son succès si l’on peut parler ainsi n’est sans doute pas étranger à l’éclipse du paradigme des classes sociales. Elle renvoie de façon immédiate à la fragmentation culturelle et à ce qui est appelé « l’intégration nationale », une réminiscence, sans doute, de la période coloniale puisqu’elle fut inventée par le gouverneur général d’Algérie Jacques Soustelle en 1955 à propos de ce qui était alors une « province ». Mais la hiérarchie sociale se décline aussi dans une hiérarchie spatiale, et le mal-vivre frappe d’abord des espaces territoriaux sinistrés, faisant de la question sociale aussi une question urbaine.


Section 1 : Le défi du multiculturalisme


Df.Le multiculturalisme connait une multitude de définitions qui dépassent l'objet de cette leçon (pour une synthèse sur la question voir Dimitris Parsanoglou, « Multiculturalisme(S) », Socio-anthropologie.)

Rq.Le terme est apparu en 1965 au Canada dans un rapport officiel visant à apaiser les tensions entre francophones et anglophones par la défense et la promotion de la diversité culturelle du pays. Il arrive ensuite aux USA avant d’être utilisé pour la première fois en France en 1978 par une association antiraciste. Il se généralise partout dans les années 1980 et fait l’objet en France de nombreux débats et publications au milieu des années 1990, soit quelques années après que le philosophe canadien Charles Taylor ait fait de la reconnaissance des identités culturelles une exigence démocratique dans Multiculturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 1994 (éd. originale 1992).



En France, la première émeute se déroule dans la banlieue de Lyon, aux Minguettes, en 1981, puis à Vaulx-en-Velin en 1990 ; c’est à cette occasion qu’un grand nombre d'éditorialistes y voit l'expression d'une nouvelle « question sociale ». Ainsi que le note Sylvie Tissot, les habitants des quartiers populaires vont dès lors être définis par des critères sociaux, d'origine géographique et ethnique au détriment des divisions de classe (L’État et les quartiers – Genèse d'une catégorie de l'action publique, Seuil, 2007). Les émeutes qui touchent 18 régions sur 22 en métropole entre le 27 octobre et le 17 novembre 2005 sont tout à fait uniques par leur durée, leur extension, et leurs significations.

Rq.Bilan des émeutes de 2005

  • 10 346 véhicules de toutes sortes (dont des autobus urbains) brûlés.
  • 233 bâtiments publics détruits ou endommagés.
  • 74 bâtiments relevant du domaine privé détruits ou endommagés.
  • 11 700 policiers et gendarmes engagés au plus fort des émeutes.
  • 224 policiers, gendarmes et sapeurs-pompiers blessés.
  • 6056 interpellations (dont 4728 pendant la crise et 1328 après les événements).
  • 5643 personnes placées en garde à vue.
  • 1328 personnes écrouées.
  • un coût global estimé par les compagnies d’assurance à 200 millions d’euros.


Paradoxalement, comme le notent Hugues Lagrange et Marco Oberti, ces émeutes marquent la prégnance du modèle d’intégration à la française car par leurs cibles, stratégies et propos, « les jeunes concernés s’adressaient au pouvoir politique », à l’inverse par exemple de la dynamique émeutière britannique opposant fréquemment les communautés ethniques entre elles (Émeutes urbaines et protestations. Une singularité française, Paris, Presses de Sciences Po, 2006, p. 207). Elles sont pour eux la conséquence de la ségrégation urbaine.

La Grande-Bretagne connait elle aussi trois vagues d’émeutes : au début des années 1980 en particulier à Brixton et Birmingham, en 1991-1992 au nord de Londres, en 2001 autour de Manchester. Elles surgissent le plus souvent en réaction à des agressions racistes mais aussi dans un contexte social marqué par le doublement du nombre de pauvres de 1981 à 1990 qui accroit leur compétition pour l’accès au logement et à l’emploi.

Aux États-Unis, les émeutes de Watts à Los Angeles en août 1965, en réaction à l’arrestation d’un jeune noir, avaient inauguré un cycle de soulèvements de la jeunesse afro-américaine et fait 34 victimes, 4000 arrestations et des dégâts de plus de 40 millions de dollars ; celles de Ferguson, de l’été à l’automne 2014, qui font suite à la mort d’un jeune noir de 18 ans tué par la police, sont d’une ampleur inédite depuis cette date. Pour François Bonnet et Clément Théry, « elles marquent la rupture de la paix raciale la plus durable depuis la seconde guerre mondiale aux États-Unis, et révèlent la transformation de la condition des populations noires depuis une dizaine d’années. D’un côté, les années 2000-2010 sont l’apogée du processus de pénalisation et de contrôle policier de la vie des Noirs. De l’autre, la décennie passée témoigne d’une stagnation, voire d’un recul, de la position des Noirs dans la société américaine. » ( « Ferguson et la nouvelle condition noire aux États-Unis», La Vie des idées , 2 septembre 2014.)

Rq.Aux USA, plus de 2,2 millions de personnes sont en prison, dont 45 % sont noirs. En 2007, environ un tiers des hommes noirs entre 20 et 30 ans sont soit en prison, soit en liberté surveillée. Comme le signale Loïc Wacquant, pour la seule incarcération, l’écart entre les communautés blanche et noire est de 1 à 7,5. En probabilité cumulée sur la durée d’une vie, un homme noir a presque une « chance » sur trois de purger au moins un an de prison, et un hispanophone une chance sur six, contre une chance sur vingt-trois pour un Blanc.


Ex.Les policiers américains tuent en moyenne au moins 400 personnes par an (quatre fois plus que d’exécutions capitales). L’analyse des incidents mortels dans 170 villes américaines entre 1980 et 1986 a montré un lien statistique entre inégalités raciales et homicides policiers. (David Jacobs & Robert O’Brien, « The Determinants of Deadly Force : A Structural Analysis of Police Violence”, in American Journal of Sociology,103(4), 1998, p.837-862.)


Didier Lapeyronnie constate que « la logique des émeutes semble bien être la même partout. Elles s'inscrivent dans des histoires « longues », ne sont pas des événements isolés mais, au contraire, des sortes de sommets dans une situation marquée par une violence plus ou moins endémique. Elles s'inscrivent sur un même terrain social et racial : celui de quartiers marqués par le mélange de la ségrégation raciale, de la pauvreté et de l'exclusion économique. Elles présentent le même mélange de rage contre un ordre social considéré comme injuste et discriminatoire, d'appel à la reconnaissance de citoyens ou d'individus invisibles parce que tenus à l'écart, de dégradations de bâtiments publics, d'incendies de voitures et d'affrontements avec la police. La police constitue une sorte de condensé de l'injustice et de l'arbitraire vécus par la population. Elle incarne l'absence de pouvoir, l'impuissance et le mépris subi. En général, une longue tradition d'incidents et de tensions éclate lors de l'émeute qui est d'abord dirigée contre elle (« Émeutes urbaines en France, en Grande-Bretagne et aux États-Unis », Regards sur l’actualité, n° 319, p. 10).


Si la population afro-américaine représente près de 13 % de la population totale, elle constitue 42 % de celle des condamnés à mort en attente d’exécution, 37 % des prisonniers, 23 % des personnes vivant sous le seuil de pauvreté et... seulement 3 % des foyers riches. Ainsi que le signalent Bonnet et Théry, « les années 2000-2010 sont pour les familles noires des années de déclassement social après 40 ans de progrès économique » (François Bonnet & Clément Théry, « Ferguson et la nouvelle condition noire aux États-Unis», La Vie des idées , 2 septembre 2014). Elles ont été les plus touchées par la crise des subprimes de 2008 qui ont creusé les inégalités de patrimoine entre Noirs et Blancs ; en 2010, les ménages noirs sont en moyenne dix fois moins riches que les ménages blancs, alors que le revenu médian des Noirs est « seulement » 25 % inférieur à celui des Blancs. Le nombre de procès pour discriminations au travail (refus de promotion, stagnation du salaire, harcèlement) a quadruplé entre 1996 et 2000, conduisant par exemple Denny’s à verser 54 millions de dollars d’indemnités à des employés issus de minorités ethniques, Texaco 174 millions de dollars et Coca-Cola 192. En 1995, une étude de la Glass Ceiling Commission concluait que les minorités noire et hispanique ne sont que 2 à 3 % à occuper un poste d’encadrement supérieur tandis que les Blancs occupent 97 % de ces postes.

En France, comme le notait le Conseil d’État lui-même dans son rapport de 1998 sur le principe d’égalité, les indices de l’existence d’une discrimination ethnique (notamment contre les jeunes d’origine maghrébine) sont nombreux. D’après le Portrait social de la France 2010, en moyenne entre 2005 et 2009, 86 % des hommes français âgés de 16 à 65 ans ont un emploi quand leurs deux parents sont français de naissance. Ils ne sont que 65 % quand au moins un de leurs parents est immigré et originaire d’un pays du Maghreb. L’écart de taux d’emploi est donc de 21 points. Pour les femmes, il est de 18 points (respectivement 74 % et 56 % de personnes en emploi). En 2012, le taux de chômage des immigrés est le double de ceux non issus de l’immigration, et plus encore pour ceux originaires d’Afrique :

Taux de chômage selon l'origine



L’Observatoire des inégalités s’est demandé si cette situation résulte de discriminations dont sont victimes les immigrés ou des caractéristiques mêmes de cette population. On constate d’abord une corrélation entre chômage d’un côté, âge et diplômes de l’autre : 44,8 % des immigrés et 29,8 % de leurs descendants sont sans diplôme, contre 24,3 % des personnes non issues de l’immigration. Les descendants d’immigrés sont par ailleurs beaucoup plus jeunes : 40 % ont entre 15 et 29 ans contre 27,5 % des non-immigrés. Or, le diplôme et l’âge constituent des facteurs explicatifs majeurs du niveau de chômage en France.

De son côté, le ministère a isolé une partie des facteurs en cause. « Il a calculé, pour chaque catégorie de population, le rapport entre la probabilité d’être au chômage et celle de ne pas y être et a comparé les rapports entre eux selon les différentes populations. Toutes caractéristiques confondues, le rapport de probabilité va de 1 à 3,8 entre les non-immigrés et les descendants d’immigrés d’origine africaine et de 1 à 3 pour les immigrés d’origine africaine. Dit autrement, pour les immigrés, la probabilité d’être au chômage rapportée à celle d’avoir un emploi est trois fois supérieure au même ratio que pour les non-immigrés. Mais cette probabilité dépend beaucoup de l’âge, du diplôme, de la catégorie socioprofessionnelle, etc... Si l’on isole tous ces facteurs, dans les deux cas (immigrés d’origine africaine comme descendants), le rapport se réduit et passe de 1 à 2. » (Observatoire des inégalités). Cette exposition majeure des immigrés au chômage s’explique à la fois par les discriminations à l’embauche et par l’ampleur des emplois qui sont interdits aux étrangers hors Union européenne, estimés de l’ordre du cinquième.

Rapport de probabilités d'être au chômage et en emploi



Où travaillent les étrangers vivant en France (1,6 million de personnes) ? Comme on peut le voir dans le tableau ci-dessous, dans les catégories populaires pour la plupart. 66 % des Turcs, 52 % des Marocains, 47 % des Portugais, sont ouvriers, contre 23 % des Français de naissance. A l’inverse, la part de cadres chez les actifs étrangers (hors Union européenne) est deux fois moins importante que chez les Français de naissance. Chez les Turcs, elle n’est que de 2 %. (Observatoire des inégalités). Leur emploi est par ailleurs plus précaire. Ainsi, en 2008, 3 % des immigrés étaient intérimaires contre 2 des non immigrés ; 10 % d’entre eux étaient en CDD contre 8,5 % des non immigrés.

Étrangers actifs selon la PCS



Etrangers actifs selon la PCS



Champ : France métropolitaine, population des ménages, personnes de 15 ans ou plus (âge courant).n.s. Résultat non significatif. Source : Insee, enquête Emploi.



La question des discriminations est devenue un problème public depuis le rapport du Haut Conseil à l’Intégration sur la « lutte contre les discriminations » (1998) et le rapport annuel de la Halde (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité, créée en 2004 et remplacée en 2011 par le Défenseur des droits). Le testing s’est vu reconnaître une valeur de preuve juridique devant les tribunaux par la loi sur l'égalité des chances de 2006. Bien des recherches dessinent les contours d’une société française fortement ethnicisée et racialisée (comme Robert Castel, La discrimination négative : citoyens ou indigènes ?, Paris, Seuil, 2007). Ces discriminations sont multiples, que ce soit à l’école, dans le logement ou sur le marché du travail, dans l’accès aux services et aux loisirs ou dans les relations avec la police et la justice. Cependant, il faut noter que l’absence de « statistiques ethniques » dans notre pays conduit sans doute à sous-évaluer leur ampleur.

Tx.Patrick Simon, « L’intégration menacée ? Les discriminations et l’émergence de minorités ethniques en France », in « La France au pluriel », Cahiers français, n° 352.

Les discriminations ne sont pas nouvelles mais pour lui, « la forme actuelle prise par les discriminations tranche avec celles du passé pour deux raisons principales. Les inégalités frappant les immigrés étaient perçues jusqu’ici comme une conséquence inévitable et naturelle de leur statut précaire et de leurs bas niveaux d’éducation et de qualification. Prises en charge par le « modèle français d’intégration », elles devaient disparaître avec la fusion des immigrés dans le corps national ».

Or, pour l’auteur, ce modèle d’intégration est en crise. « Les discriminations sont devenues une affaire intérieure en distinguant les Français entre eux selon leur origine. Le second facteur de nouveauté dans la situation actuelle tient à l’origine des populations exposées aux discriminations. Toutes les études le démontrent, ce sont les migrants post-coloniaux et leurs descendants qui subissent les préjugés et les stéréotypes négatifs. Il ne s’agit donc pas d’une situation commune aux « immigrés » en tant que tels, mais bien d’une dynamique spécifique qui concerne certains immigrés et, surtout, leurs descendants. On retrouve alors des formes anciennes de domination expérimentées dans le monde colonial et qui se réactivent dans le contexte contemporain. » Il ajoute plus loin un 3e élément : une des grandes différences dans la situation actuelle avec les séquences suivies par les immigrations précédentes est que les discriminations frappent autant sinon plus les descendants d’immigrés nés, scolarisés et socialisés en France et qu’elles concernent également les plus qualifiés en voie d’ascension sociale.

Section 2 : La question urbaine


Le « problème des banlieues » est ancien, puisque le premier « plan banlieue » a été lancé en 1977 et a été suivi de neuf autres, sans que la politique de la ville ne produise véritablement de résultats. Depuis quelques années, le débat s’est installé autour de leur éventuelle ghettoïsation, sur le modèle américain, et plus largement sur le processus de ségrégation spatiale et ethnique. Les quartiers populaires sont stigmatisés, désignés comme des « zones de non droit », des territoires en situation d’anomie sociale qui ont subi de plein fouet la crise et la désagrégation de la culture ouvrière, beaucoup étant d’anciennes banlieues rouges. Ils sont accusés par ailleurs d’être portés au repli communautaire alors même que le séparatisme social est autrement plus marqué en haut de la pyramide, dans « les ghettos du Gotha », pour reprendre le titre d’un ouvrage des Pinçon-Charlot, avec des stratégies d’évitement des catégories populaires à l’école et dans les quartiers (Michel Pinçon, Monique Pinçon-Charlot, Les ghettos du Gotha. Comment la bourgeoisie défend ses espaces, Paris, Éd. Le Seuil, 2007).



Les « jeunes des cités » incarnent le nouveau visage de la pauvreté : jeune, urbaine, celle-ci se concentre dans des territoires relativement bien délimités ; au point d’ailleurs qu’en France on a pu leur donner un statut juridique avec la loi du 14 novembre 1996 qui définit les zones urbaines sensibles (ZUS). Les ZUS sont ainsi « caractérisées par la présence de grands ensembles ou de quartiers d’habitat dégradé et par un déséquilibre accentué entre l’habitat et l’emploi ». Deux décrets en ont dressé la liste en 1996, au nombre de 750 : 716 en métropole (dont 9 quartiers de Paris) et 34 dans les DOM. Cette liste a pu être dressée par une méthode assez simple qui consiste à mesurer l’écart qui sépare les quartiers défavorisés des plus favorisés au sein d’une même agglomération. Contrairement à une thèse répandue selon laquelle la France paupérisée se situerait dans le périurbain lointain ou dans les campagnes, elle est surtout présente en ville, dans les communes de 200 000 habitants ou plus (pas à Paris du fait du prix de l’immobilier qui en éloigne les ménages pauvres). 4,4 millions de personnes vivent dans une « zone urbaine sensible » (ZUS), soit un peu moins de 7 % de la population française, selon les dernières données disponibles, qui datent de 2006.

Les ZUS concentrent les populations à difficultés multiples, des difficultés en développement très sensible depuis 2008 :

  • Le chômage : avec 24,2 %, le taux de chômage des zones urbaines sensibles est en 2012 2,4 fois supérieur à celui des zones hors ZUS des villes qui en comprennent une (9,9 %). Le taux de chômage des 15-24 ans atteint 45 % en moyenne, contre 23,1 % hors ZUS, soit presque deux fois plus ;
  • La pauvreté : le taux de pauvreté dans les ZUS, au seuil de 60% du revenu médian, atteint 36,5 % en 2011, soit près de trois fois plus que dans le reste du pays. Il était de 30,5 % en 2006, soit une évolution de 6 points entre 2006 et 2011. Le taux de pauvreté à 40 %, la pauvreté la plus dure (personnes vivant avec moins de 651 euros par mois en 2011), atteint 9,3 % contre 3,1 % pour le reste de la France en 2011. Sur la période 2006-2011, ce taux a évolué de près de trois points dans les ZUS contre à peine un demi-point hors de ces territoires. (Données de l’Observatoire des inégalités) ;
  • Une faible qualification : en 2004, 40% des jeunes de plus de 15 ans vivant en ZUS sortent du système scolaire sans bagage contre 17,7 % pour la moyenne nationale ; en 2013, les sans diplômes ou faiblement diplômés (inférieur au BEP-CAP) y sont deux fois plus nombreux, et les niveaux supérieurs au bac 2 fois moins. Ces quartiers concentrent une population plus jeune que la moyenne, moins qualifiée (en 2004, un tiers des actifs sont non qualifiés contre un quart pour la moyenne française), 3 fois plus étrangère que la moyenne.


La ségrégation urbaine


Source : Stéphane Peltan, La ségrégation urbaine, Ecoflash n° 191, Octobre 2004, actualisé.



Evolution du taux de pauvreté



Evolution du taux de chômage selon le territoire



Répartition de la population selon le diplôme



Au final, les ZUS sont des zones de relégation sociale, des espaces sociaux sinistrés, qui agissent comme des « trappes » sur ceux qui y habitent : le fait d’y habiter agit comme une variable d’exclusion supplémentaire. Comme le notent Choffel et Delattre dans une étude de 2002, le fait de résider en ZUS a un impact défavorable « toute chose égale par ailleurs » (ie quand on neutralise les effets des autres variables et qu’on raisonne sur la base d’échantillons de personnes qui ont exactement les mêmes caractéristiques) : cela réduit la probabilité de trouver un emploi dans les 18 mois et augmente de 9 % la durée du chômage par rapport à la durée moyenne de la cohorte. Et cet effet discriminant touche plus fortement les jeunes que leurs aînés (Choffel P. et Delattre E., « Habiter un quartier défavorisé : quels effets sur la durée de chômage ? », Premières Synthèses Premières Informations, octobre 2003, n° 43.1, Dares). Ainsi, le chômage des jeunes a augmenté sans interruption dans les banlieues déshéritées françaises, y compris lorsqu’une poussée de croissance faisait baisser le chômage en moyenne nationale : il est passé de 20 à 26 % dans les années 1990 pour l’ensemble des 15-24 ans mais de 28 à 40 % pour ceux des 750 ZUS recensées.

La loi SRU (solidarité et renouvellement urbain) dite Gayssot du 13 décembre 2000, oblige les communes d’une certaine taille à disposer d’un parc de logements sociaux représentant au moins 20 % de leurs résidences. Mais pour beaucoup d’entre elles, mieux vaut l’amende que les HLM.

Ex.Niveau de vie et inégalités : testez votre commune avec l’Observatoire des inégalités.


Peut-on, à l’endroit des ZUS, parler de ghettos ? Voici encore quelques années, l’idée était unanimement rejetée en raison du maintien d’une hétérogénéité ethnique, de l’absence de volonté de relégation d’une population stigmatisée sur un territoire qu’on lui laisse gérer, mais aussi en raison du maintien d’une présence étatique en leur sein. Telle est toujours la position de Loïc Wacquant dans Parias urbains. Ghetto, banlieues, État, paru à La Découverte en 2006. Pour lui, le ghetto ne saurait être un simple synonyme de pauvreté, de ségrégation et de regroupement ethnique que du reste il ne voit pas à l’Ĺ“uvre en France, « la relégation spatiale à la périphérie des villes se fondant prioritairement sur la classe et non sur l’appartenance ethnique ». Par ailleurs, les banlieues n’ont pas été abandonnées par les pouvoirs publics, à la différence du cas étasunien.

Rq.Dans « Les deux visages du ghetto. Construire un concept sociologique » (Actes de la recherche en sciences sociales, 2005/5, n° 160, p. 4-21), Loïc Wacquant revient sur les origines historiques du terme pour « construire un concept relationnel de ghetto comme instrument de fermeture et de contrôle ». Forgé par dérivation de l’italien giudecca, borghetto ou gietto (ou bien de l’allemand Gitter ou de l’hébreu talmudique get : l’étymologie est contestée), le mot « ghetto » se réfère initialement à l’assignation forcée des Juifs dans des districts spéciaux par les autorités politiques et religieuses de la ville de Venise durant la Renaissance. L’auteur voit dans ce moment inaugural les quatre éléments constitutifs du ghetto : le stigmate, la contrainte, le confinement spatial et l’emboîtement institutionnel. Cette situation ne correspond selon lui qu’au ghetto afro-américain, à la situation des intouchables Burakumin dans les villes japonaises après la fin de l’ère Tokugawa et à celle des Roms d’Europe de l’Est après l’effondrement des sociétés sous hégémonie soviétique.


Cependant, de plus en plus, le terme est utilisé pour parler des banlieues françaises tant leur situation s’est dégradée économiquement, socialement et dans les relations entre les individus. Notamment par Didier Lapeyronnie dans Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui (Robert Laffont, 2008). Il constate un net déclin de la confiance des habitants des quartiers populaires envers les institutions républicaines corrélé au développement du sentiment de mise à l’écart, mais aussi l’ethnicisation des rapports sociaux et la montée des tensions racistes entre « communautés » blanches ou immigrées.

La situation reste toutefois sans commune mesure avec celle que connaissent les États-Unis. En 2000, un Noir habitait dans un quartier peuplé en moyenne à 51 % de Noirs (même si ceux-ci ne représentent que 12,5 % de la population des États-Unis) et 33 % de Blancs, alors qu’un Blanc vivait dans un quartier en moyenne à 80 % de Blancs et seulement 7 % de Noirs (Margery Turner et Hal Wolman, « Processus et politiques de ségrégation raciale aux États-Unis », 2006/3, Hérodote, n° 122,, p. 44-65). Les quartiers afro-américains se sont considérablement détériorés sous le double effet du chômage de masse et du développement, en leur sein, de la criminalité et, depuis 2008, en raison de l’importance des expulsions liées aux crédits immobiliers à risque. 


Edmond Préteceille soutient qu’en région parisienne, la mixité sociale demeure la modalité la plus fréquente, mais observe une « bipolarisation aux extrêmes du fait de l’exclusivité sociale croissante de l’ensemble des beaux quartiers, d’un côté, de la nette croissance du poids des chômeurs et des précaires dans une partie des quartiers populaires, de l’autre » (in Revue française de sociologie, 50-3, 2009, p. 490). « Neuilly, Auteuil, Passy, tel est notre ghetto » chantait voici quelques années un trio d’humoristes. Qu’en est-il ?

De nombreuses recherches mettent en valeur que loin de l’image communément répandue, la ségrégation spatiale est d’abord le fait des catégories supérieures, comme ceux de Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot (Les Ghettos du Gotha comment la bourgeoisie défend ses espaces, Seuil, 2007) ou encore Eric Maurin qui, dans Le Ghetto français (Seuil, 2004), décrit « la société de l'entre soi » et la ghettoïsation par le haut que l'on peut observer chez les élites.

Ex.D’après l’indice de Gini, les villes les plus inégalitaires sont Neuilly (0,517), Paris (0,49), Roubaix (0,476) et Perpignan (0,462). Les 10 villes où les riches sont les plus riches (dernier décile) sont toutes en région parisienne, avec en tête, toujours, Neuilly (10 392 euros et revenu médian de 3 656 euros), suivi de Boulogne Billancourt (respectivement 5 862 et 2 508 euros de revenu médian).


Le phénomène n’est pas propre à la France ; il est maximal dans les gated communities, ces résidences fermées et sécurisées où s’isolent les classes supérieures. Aux États-Unis, Edward Blakely et Mary-Gail Snyder estimaient au milieu des années 1990 que, dans les États les plus touchés, notamment à l’ouest et au sud du pays, 40 % des nouveaux programmes immobiliers étaient ceints de murs ou de barrières (Fortress America. Gated Communities in the United-States, Brookings Institution Press & Lincoln Institute of Land Policy, 1997).

En savoir plus


T. Paquot (dir.), Ghettos de riches. Tour du monde des enclaves résidentielles sécurisées, Paris, Perrin, 2009.



Sy.En dénonçant aux lendemains des attentats de janvier 2015 une situation d’« apartheid territorial, social, ethnique », le premier Ministre Manuel Valls a voulu marquer les esprits et suscité des réactions contrastées, les uns dénonçant une formule excessive par le parallèle avec l’Afrique du Sud, les autres saluant sa clairvoyance ou son courage. Cette leçon, mais aussi une partie des précédentes, ont souligné l’ampleur des fractures (générationnelle, sociale, ethnique et spatiale) qui traversent notre pays à l’issue de décennies de crise.
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