Les « Trente Glorieuses », et en particulier les années 1970, ont été celles d’une ascension sociale inédite pour les classes moyennes et populaires en termes à la fois pécuniaires avec la croissance du pouvoir d’achat, matériels avec l’accès aux biens de consommation de masse, et en termes de mobilité sociale ascendante, assurant aux enfants des conditions de vie très supérieures à celles de leurs parents. Aussi ont-elles donné lieu à des analyses saluant la fin des classes sociales et, en France, l’avènement d’une société « moyennisée ». Le retournement de conjoncture du milieu des années 1970 va toutefois enrayer ces évolutions au point que l’on puisse parler d’une repolarisation des sociétés contemporaines à la charnière du siècle.
Section 1 : Moyennisation ou (re)polarisation des sociétés contemporaines
§ 1 : La thèse de la moyennisation d’Henri Mendras
La thèse de la moyennisation vient du sociologue Henri Mendras (1927-2003) dans La seconde révolution française (1965-1984), paru en 1988, même si Alexis de Tocqueville l’évoquait déjà d’une certaine manière lorsqu’il définissait les sociétés démocratiques par leur tendance à l'égalisation des conditions. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, ce processus de moyennisation de la société française caractériserait la période des Trente Glorieuses entre 1945 et 1975.
Elle repose sur 5 constats :
- L’atténuation des disparités de revenus, de patrimoine et de loisirs entre les classes sociales depuis l’après-guerre. Ainsi, comme le rappelle Louis Chauvel (in Revue de l’OFCE, octobre 2001), de 1962 à 1979, le rapport entre le troisième et le premier quartiles est passé de 3,5 à 2,5, c’est-à-dire que l’on constate un enrichissement nettement plus rapide de la partie la plus modeste de la population par rapport à la plus aisée. On a aussi assisté à un rapprochement des revenus entre cadres d’un côté, ouvriers et employés de l’autre (écart de 1 à 2,7 en 1984 au lieu de 1 à 4 en 1968).
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Si on ordonne une distribution de salaire, de revenus, de chiffre d'affaires..., les quartiles sont les valeurs qui partagent cette distribution en quatre parties égales. Ainsi, pour une distribution de salaires :
le premier quartile (noté généralement Q1) est le salaire au-dessous duquel se situent 25 % des salaires ;
le deuxième quartile est le salaire au-dessous duquel se situent 50 % des salaires ; c'est la médiane ;
le troisième quartile (noté généralement Q3) est le salaire au-dessous duquel se situent 75 % des salaires.
Le premier quartile est, de manière équivalente, le salaire au-dessus duquel se situent 75 % des salaires ; le deuxième quartile est le salaire au-dessus duquel se situent 50 % des salaires, et le troisième quartile le salaire au-dessus duquel se situent 25 % des salaires.
On peut faire la même chose en divisant la population étudiée en 10 parties ; on a alors des déciles (voir leçon 5).
- La croissance de la mobilité sociale intragénérationnelle (par l’ascension professionnelle) et intergénérationnelle par la massification de l’enseignement faisant de l’école un moyen d’ascension sociale, d’où les attentes considérables à son égard et les stratégies afférentes (voir leçon 6).
Df.Mobilité sociale : changement de position sociale entre générations (mobilité intergénérationnelle) ou au cours de la vie d’un individu (mobilité intragénérationnelle). - L’homogénéisation des comportements, des pratiques et des styles de vie notamment au travers de la diffusion des biens de consommation courants et des biens culturels d’une part, de la généralisation des loisirs d’autre part. Elle conduit alors à parler de l’« embourgeoisement de la classe ouvrière », car beaucoup d’entre eux vont pouvoir faire l’acquisition des équipements de base du foyer (le réfrigérateur, la télévision, la machine à laver, la salle de bain et, bien sûr, l’automobile). Certes les inégalités demeurent (par exemple la part des dépenses en alimentation représente en 1972 26,4 % du budget des cadres supérieurs, contre 39 % de celui des ouvriers et même 47 % du budget des ouvriers agricoles !) mais elles se sont largement estompées.
- La convergence des modes de vie s’accompagnerait de l’émergence de nouvelles valeurs regroupées sous le terme de libéralisme culturel (libéralisation des mœurs et tolérance accrue à l’égard de comportements autrefois jugés déviants comme l’union libre ; choix de son style de vie) ; d’un hédonisme et d’un individualisme accrus.
- L’extension considérable d’une vaste classe moyenne (il est cependant préférable de parler des classes moyennes au pluriel étant donné leur hétérogénéité, comme on le verra dans la section 2 de cette leçon) regroupant la plupart des cadres, des professions intellectuelles supérieures, des professions intermédiaires, des employés et une partie des ouvriers. Elle traduit l’expansion numérique de ces « nouvelles classes moyennes salariées » (pour reprendre une expression d’Alain Touraine), celles situées aujourd’hui autour de 1500 Euros de salaire par mois, correspondant ainsi au centre exact de la répartition des revenus.
Cette évolution aurait été permise par :
- le niveau de croissance qui caractérise les Trente Glorieuses : le pouvoir d'achat a progressé de 4,3 % par an entre 1945 et 1975, soit un doublement en 20 ans.
- le développement de l’État providence et de la protection sociale qui, par la redistribution, a atténué les disparités sociales mais aussi gonflé les effectifs des cadres : ainsi les cadres supérieurs regroupés dans la catégorie Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) sont passés d’environ 500 000 en 1954 (soit 4,5 % de la population active) à 4,3 millions en 2010 (16,7 % de la population active), et les cadres moyens regroupés dans les professions intermédiaires représentent 24,4 % de la population active en 2010 contre 10,7 % en 1954.
- la démocratisation de l’enseignement qui a favorisé la mobilité sociale et l’homogénéisation des comportements : la part d’une génération accédant au baccalauréat est passée de 13 à 28 % entre 1945 et 1975, sans alors provoquer de dévaluation des titres scolaires puisqu’il y a aussi deux fois plus d'emplois de cadres et de professions intermédiaires qui sont créés.
A la polarisation entre classes (ou groupes sociaux) et à l’image de la pyramide pour figurer la stratification sociale, Henri Mendras préfère celle de la toupie.
Deux constellations qui regroupent donc environ 75 % des actifs forment le « ventre » de la toupie :
- la constellation centrale B, composée des Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) et Professions intermédiaires (PI) (soit environ 25 % des actifs), celle qui a gagné en nombre et, selon cette thèse, en homogénéité.
Df.Les CPIS (Cadres et professions intellectuelles supérieures) : catégorie qui regroupe les professeurs et professions scientifiques salariés, les professionnels de l'information, des arts et des spectacles, les cadres techniques, administratifs et commerciaux d'entreprise et enfin les ingénieurs.
Les cadres sont définis comme des agents possédant une formation technique, administrative, juridique, commerciale ou financière et qui exerce par délégation de l’employeur un commandement sur les collaborateurs de toute nature : ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs collaborateurs administratifs ou commerciaux. On distinguait autrefois les cadres supérieurs (associés à la prise de décision de la direction) et les cadres moyens (qui ne l’étaient pas et dont la fonction relevait aussi de l’exécution). Ces derniers sont désormais inclus dans la catégorie professions intermédiaires.
Les PI (Professions intermédiaires) occupent une position intermédiaire sur l'échelle des revenus, des diplômes et dans la division sociale du travail. Elles regroupent, pour le pôle public les enseignants du primaire et des collèges, les personnels de la santé et du travail social, les agents administratifs de la fonction publique. Et pour le pôle privé : les administratifs et les commerciaux des entreprises, les techniciens et les contremaîtres et agents de services. - la constellation populaire D, rassemblant les ouvriers et les employés (environ 50 % des actifs) : les employés sont passés de 3 millions (16,1 % de la population active) en 1954 à 7,4 millions (28,9 % de la population active) en 2010, devant les ouvriers qui regroupent encore plus de 5,4 millions de personnes.
La constellation dispersée (C) est faite d’indépendants (actifs non salariés comme les artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont environ 15 % de la population active) et de divers.
Aux deux extrêmes, A représente l’élite (3 %) et E les pauvres (3 %).
Plus la toupie est « ventrue », plus on a un pays égalitaire, au sens où riches et pauvres sont peu nombreux au regard des gens moyens.
§ 2 : Le retour à une société polarisée
La thèse de la moyennisation a été remise en cause depuis le XXIe siècle avec le constat de la remontée et de la cumulativité des inégalités repéré à partir des années 1980. Comme le dit Louis Chauvel, « si le mouvement numérique est fondé pour les Trente glorieuses, depuis le début des années quatre-vingt, il semble avoir cessé. Les inégalités économiques ont crû de façon modérée mais sensible surtout aux échelons intermédiaires de la société, où apparaîtrait un début de shrinking middle class, de rétrécissement de la classe moyenne, ce qui constitue un retournement par rapport à la tendance passée. » Face à la dualisation du marché du travail, certains parlent désormais d'une « polarisation » de la société en deux groupes distincts, très éloignés, chacun à une extrémité de l'échelle sociale.
Alain Lipietz utilise l’image du « sablier » (La société en sablier, La Découverte, 1996) versus celle de la « toupie » de Mendras. Il s’attache aux inégalités de la répartition des revenus qui confèrent à la société une forme de sablier par la superposition de deux mesures différentes :
- la répartition par décile (fraction de 10 %) des contribuables en fonction de la part du revenu dont chacun de ces déciles dispose.
- la répartition des déciles de revenus en fonction de la part de contribuables qu’ils représentent.
Lecture : le haut du sablier figure les 10 % les plus riches des contribuables qui disposent d’environ un tiers des revenus, le socle les premiers 10 % de revenus qui représentent plus d’un tiers des contribuables.
Une autre représentation est celle du « strobiloïde » (du grec strobilos, « toupie ») inventée par Louis Chauvel en 1994.
Sur l’axe vertical, on a la variable sous forme d’indice croissant (ici, le revenu), l’indice 100 correspondant à la médiane de la variable (ici donc le revenu médian). La largeur de la courbe est proportionnelle au nombre d’individus pour chaque niveau de revenu. Plus la bosse de la courbe est décalée vers le bas par rapport au revenu médian, plus la société est inégalitaire. Plus la toupie est écrasée autour de la médiane, plus la société se « moyennise ». Le strobiloïde présenté ici ajoute une autre information, historique, par la superposition des courbes correspondant aux années 1956, 1984 et 1994. Il montre, et cela va dans le sens de la thèse de Mendras, qu’entre les deux premières périodes se constitue une vaste classe moyenne (au sens de « classe de revenu médian »), tandis que la dernière marque son appauvrissement, mais aussi l’élan des hauts revenus.
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Pour une comparaison du cas français avec neuf autres pays dont la forme en oignon des pays anglo-saxons qui témoigne de sociétés plus inégalitaires, voir l’article de Louis Chauvel dans Les Cahiers français n° 378.
L’ensemble des auteurs considérant que l’on assiste depuis plusieurs décennies déjà à une repolarisation des sociétés contemporaines constate d’une part, l’arrêt du processus d’égalisation des conditions, d’autre part la dégradation de la situation des catégories modestes. Ainsi celles-ci sont-elles plus soumises aux dépenses contraintes (logement, eau, gaz, électricité...) qui ponctionnent désormais près de la moitié de leur budget contre 22 % en 1979. Il s’ensuit des difficultés accrues pour l’accès à la propriété du logement et une diminution des dépenses de loisirs, notamment de départ en vacances. Ainsi, si les « hauts revenus » sont toujours plus propriétaires de leur logement (51 % d’entre eux en 1980 contre 70 % en 2007 d’après les données 2009 du CREDOC), et les classes moyennes stationnaires (46 % d’entre elles sont propriétaires de leur logement), les « bas revenus » dans cette situation ont fortement décru sur la même période, passant de 45 % en 1980 à 33 % en 2007 (soit moins 12 points). 85 % des cadres partent en vacances pour 34 jours en moyenne par personne, et 56 % des ouvriers partent pour 21 jours (Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Paris, Syros, 1995).
Comme le signale Thomas Piketty (Le capital au XXIème siècle, Seuil, 2013), le déclin des inégalités a été en quelque sorte un « accident » historique dû successivement à :
- la guerre,
- la mise en place de l’impôt progressif : Piketty rappelle que sous Roosevelt, le taux marginal de l'impôt fédéral sur le revenu applicable aux plus riches a doublé, le faisant passer de 25 % à 63 %, avant de le porter à 91 % en 1941. Il est resté supérieur à 70% jusqu'au début des années 1980 et jusqu'à ce que Reagan le ramène autour de 30 %,
- la crise économique de 1929 provoquant krach boursier, faillite bancaire, faillite d’entreprises,
- la vigueur des luttes sociales de 1936 ou de 1968,
- l’État-providence et son rôle redistributeur, remis en question avec la révolution néo-libérale à partir des années 1980.