Si cette leçon s’ouvre en reprenant le titre d’un ouvrage de Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), traduit par Gallimard en 1983 seulement, nous ne prétendons évidemment pas reprendre à l’historien et économiste hongrois sa démarche de longue durée sur l’économie de marché du XVe siècle à la Seconde guerre mondiale. Plus modestement, elle vise à retracer les grandes lignes des bouleversements que nos sociétés ont connus à partir de la révolution industrielle, de l’extension du salariat à la construction de l’État social en réponse à la naissance de la question sociale, qui est d’abord la question ouvrière.
Section 1 : La « grande transformation »
§ 1 : La révolution industrielle
C'est au XVIIIe que Dominique Méda (Le travail, une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995) situe « l'inversion de l'ordre des valeurs » concernant le travail (p. 74). L’indicateur en est, selon elle, la publication, en 1776, de Les causes de la richesse des nations, d'Adam Smith qui marque l'avènement de l'économie politique. Le travail devient la source de la richesse, le fondement de l’échange, le symbole de l’autonomie individuelle donc de la liberté, d’où la marchandisation du travail avec le « contrat de travail ».
On parle de révolution industrielle quand le secteur industriel devient le moteur de l'économie : entre 1780 à 1820 en Grande-Bretagne, 1830 à 1860 en France, 1840 à 1860 en Allemagne, à partir de 1860 aux États-Unis. Les indicateurs sont nombreux : le degré de mécanisation, la part de l'industrie dans le PNB, la production industrielle et plus précisément celle des branches les plus marquées par les innovations technologiques (industrie cotonnière, sidérurgie), l'existence de crises de surproduction et non plus de sous-production agricole entraînant des effets en chaîne (comme la crise de 1816, que David Ricardo juge nouvelle et appelle « crise de reconversion » ; celle de 1847, mixte ; celle de 1882-89, moderne).
Le machinisme démarre entre 1820-1850. La mécanisation touche d'abord le textile (machines à fouler et à lainer, tondeuses hélicoïdales, machines à bobiner et à carder), la sidérurgie avec la modification du haut fourneau (fonte à air chaud), la papeterie (machine Canson de production en continu), puis viennent en 1827 la naissance de l'industrie chimique et du chemin de fer. Aussi entre 1789 et 1880, la population active augmente de 10 à 16,5 millions.
L’urbanisation est un phénomène connexe qui voit d’abord croître les villes moyennes puis Paris (50 0000 habitants en 1800, 1 million en 1850, 1,8 en 1870). Elle est particulièrement lente en France, où la population urbaine rejoindra la population rurale seulement en 1930. En 1851, 14 % de la population vit dans des agglomérations de plus de 10 000 âmes (39 % en Grande-Bretagne). Pourtant, l'urbanisation va aggraver les peurs et les critiques contre les méfaits du déracinement et de la concentration.
Le Second Empire (1852-1870) connait le boom de la révolution industrielle. On parle de « fête des profits » en raison de l’essor du crédit, des libertés accrues pour le commerce et la circulation des capitaux (invention des sociétés anonymes). Il est aussi marqué par une politique de grands travaux dans l'urbanisme, le bâtiment et les chemins de fer et, sur le plan industriel, par une concentration majeure des usines qui favorise le déclin de la pluri-activité. Une seconde révolution industrielle a cours entre 1870 et 1914 par la multiplication des innovations (électricité, pétrole, aluminium, chimie, moteur à explosion, auto, imprimerie), et de la mécanisation du travail qui entraîne le déclin des ouvriers professionnels au profit des non qualifiés. Entre 1864 et 1913, la puissance totale de l'énergie dépensée par l'industrie progresse de 1400 %.
Évolution de la population active (en %)
Agriculture Industrie Services | 1781-1790 55 15 30 | 1856 51,7 26,8 21,8 | 1881 47,5 26,7 24,9 |
§ 2 : Taylorisme et fordisme
Les phénomènes sont liés et parfois globalement qualifiés de « rationalisation » avec d'un côté l'OST (Organisation scientifique du travail, taylorienne), de l'autre le travail à la chaîne fordien. Mais les deux vont beaucoup plus loin et leur importance dépasse celle de l'organisation du travail. Le paternalisme patronal reposait sur une politique de bas salaires et une forte auto-consommation ouvrière. Cette politique marque ses limites dans les années 1930 ; elle apparaît comme un obstacle au développement du capitalisme. Pour augmenter leurs débouchés, Citroën et Renault plaident pour une élévation du niveau de vie. Cet impératif avait déjà été lancé par Frederick Winslow Taylor qui voyait dans l'accès des ouvriers à la consommation un moyen de les plier aux contraintes de la discipline d'usine, et surtout par Henry Ford qui en perçoit en outre les profits. C’est cette articulation entre production et consommation de masse qui caractérisera le fordisme.
Robert Boyer parle du « caractère structurant du taylorisme », moyen d'unifier le fonctionnement d'ensemble de l'entreprise, vecteur de standardisation de la production, qui entraîne une mutation des relations entre directions patronales et travailleurs, une recomposition de la classe ouvrière et une mutation des conceptions et des pratiques de l’État vers une technocratisation qui propage l'impératif de rationalisation (in Maurice De Montmollin et Olivier Pastré (dir.), Le taylorisme, La Découverte, 1984, p. 38-40). Le tournant taylorien a d'ailleurs pour effet d'obliger une redéfinition des nomenclatures juridiques en trois temps : pour les premières conventions collectives de masse en 1936, pour les arrêtés sur les bas salaires de 1943 et les classifications des décrets Parodi de 1945 qui distinguent 5 catégories d'ouvriers, et finalement pour la nomenclature INSEE de 1954 qui en définit 4 principales : les contremaîtres (ayant une fonction d'« encadrement des travailleurs manuels ») ; les ouvriers qualifiés (OQ) qui « exercent un métier qui en principe exige un apprentissage » ; les ouvriers spécialisés (OS) qui « occupent un poste d'emploi qui nécessite une simple mise au courant, mais pas de véritable apprentissage » ; les manœuvres qui « font, en principe, un travail manuel qui ne demande aucune spécialisation, ni qualification particulière ».
C’est l’État qui, en France, a impulsé le compromis fordien d’accroissement du pouvoir d’achat des salaires : par la procédure d’extension à la profession ou à la branche des conventions signés par un nombre jugé suffisant de partenaires sociaux (1950), par l’accroissement du salaire indirect (qui passe de 1 % en 1900 à près d’un tiers aujourd’hui) formé par les allocations de sécurité sociale, par le rôle d’entraînement des entreprises nationalisées et des négociations tripartites au sommet, par l’instauration du SMIG en 1950 (SMIC en 1970).
L'Organisation Scientifique du Travail (OST) est mise au point à la fin du XIXe par l'ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1893). Son obsession est de lutter contre ce qu’il appelle la « flânerie » ouvrière par le recours à la science. “L'une des principales caractéristiques d'un homme qui est capable de faire le métier de manutentionnaire de gueuses est qu'il est si peu intelligent et flegmatique qu'on peut le comparer, en ce qui concerne son aptitude mentale plutôt à un bœuf qu'à toute autre chose.” (Taylor, La direction scientifique des entreprises, Trad. Dunod, 1971, p 312). Il invente ainsi différentes techniques du « scientific management » : l'étude des temps et des mouvements ; une tâche spécifique ; la prime de rendement ; la formation définie par des experts en management ; le travail individualisé ; la mesure objective du travail et le « feedback » quotidien ; la standardisation ; le temps de repos et la diminution du temps de travail ; différents types d'encadrement et d'agents de maîtrise ; la division des tâches de conception-préparation et d'exécution.
En France, la 1ère étape est constituée en 1912, à Renault, par le chronométrage du travail ouvrier puis la spécialisation et l’individualisation des tâches qui permettent la mise en place de la production en série et des chaînes de fabrication. Il ne concerne alors, c’est-à-dire avant la guerre, qu'à peine 1 % de la population industrielle. Après, en 1920, les « postes de travail » sont redéfinis par des « bureaux d'études ». En 1927, est introduite la « méthode Bedeaux» avec la décomposition « scientifique » du travail des mineurs et salaire modulé en fonction de la quantité de travail qui en ressort. En 1957, le travail en équipe concerne une usine sur 10 soit 1/7e des ouvriers. Il en résulte une remise en cause de l'autonomie ouvrière, la limitation des besoins en emplois par gains de productivité, le déclin des ouvriers professionnels qui, à l'île Seguin, passent de 46,3 % en 1925 à 32,3 % en 1939. L’OST est surtout appliquée dans l'automobile, l'aéronautique et l'armement, le chemin de fer, la mine, la construction électrique.
Chaîne de montage des carrosseries aux usines Renault, à Boulogne-Billancourt, 1931.
© Jacques Boyer/Roger-Viollet.
© Jacques Boyer/Roger-Viollet.
En 1908, Henry Ford développe la première automobile pour les classes populaires, la Ford T., et pour abaisser les coûts de production, poursuit l’OST de Taylor en introduisant dans les années 1910 le travail à la chaîne, associé à une politique d’intéressement des ouvriers. Comme il le dit, “la fixation du salaire de la journée de 8 h à 5 dollars fut une des plus belles économies que j'ai jamais faites, mais en le portant à 6 dollars, j'en fis une plus belle encore !” (Ma vie et mon œuvre, Payot, 1925, p. 168).
§ 3 : L’extension du salariat
Robert Castel définit la société salariale comme « une société dans laquelle l'identité sociale se fonde sur le travail salarié plutôt que sur la propriété » (dans Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995, p. 483) qu’il reprend à Michel Aglietta et Anton Brender (Les métamorphoses de la société salariale , Calmann-Lévy, 1984). « Une société salariale n’est pas seulement une société dans laquelle la majorité de la population active est salariée. C’est surtout une société dans laquelle l’immense majorité de la population accède à la citoyenneté sociale à partir, d’abord, de la consolidation du statut du travail. » (R. Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil, 2003.) Pour lui, la société salariale succède à la société industrielle après la seconde guerre mondiale avec une expansion et une différenciation du salariat avant d’entrer en crise dans les années 1970. Elle est faite « de grandes catégories sociales homogènes qui sont représentées par des syndicats puissants et qui ont une grande force dans la négociation collective (...) un ensemble de catégories professionnelles homogènes dont les rapports sont gérés dans le cadre de l’État-nation à travers les procédures de la négociation collective.» (in Classes sociales, retour ou renouveau ?, Syllepse, 2003, p. 14.) Ainsi on comptait 57.8 % de salariés dans la population active en 1911, 65,2 % en 1954, 82,7% en 1975, 86 % en 1983-84, 91,7% en 1999-2000 (source INSEE).