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Jurisprudence



FAITS ET PROCEDURE
Vu l’assignation délivrée les 20 et 26 janvier 2004 à Alain K., ès qualités de président de l’association Centre d’information et de défense des franchisés (Cidef), à cette association et à Monique B., avocat, ainsi que les dernières conclusions, partiellement modificatives, en date du 22 novembre 2004, par lesquelles la société Laboratoire de biologie végétale Yves Rocher (ci-après société Yves Rocher) demande au tribunal, au visa des articles 23, 29, alinéa 1er, et 32, alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881, 2 de la loi du 30 septembre 1986, 93-3 de la loi du 29 juillet 1982, 15 et 16 du ncpc et 65 de la loi du 29 juillet 1881 :

DISCUSSION

Sur la fin de non recevoir tirée de la prescription :
Attendu que les défendeurs font principalement valoir que l’acte introductif d’instance a été délivré plus de trois mois après que l’article eut été mis à disposition du public pour la première fois, à savoir le 22 juillet 2003 ;
Attendu que la demanderesse réplique notamment que la diffusion en ligne des propos poursuivis a été constatée par huissier de justice le 17 novembre 2003, que les règles de prescription doivent nécessairement être aménagées en ce qui concerne une diffusion sur le réseau internet -rien n’empêchant, selon elle, de considérer que le délai de prescription ne parte alors du jour où la victime a eu connaissance, et à tout le moins disposait des moyens d’avoir connaissance, de la diffusion litigieuse-, que la preuve de la date de la mise en ligne n’est pas rapportée par les défendeurs, que le contenu du site a été modifié et que le fonctionnement même de celui-ci traduit une mise à disposition du public sans cesse réitérée du message en cause ;
Attendu, en droit, que l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881, applicable à l’action civile exercée séparément de l’action publique, dispose en particulier que "l’action publique et l’action civile résultant des [...] délits [...] prévus par la présente loi se prescriront après trois mois révolus, à compter du jour où ils auront été commis", cette courte prescription ayant pour objet de garantir la liberté d’expression ; que tout délit résultant d’une publication de presse est réputé commis le jour où la publication est faite, puisque c’est lorsque l’écrit est porté à la connaissance du public et mis à sa disposition que se consomment les infractions pouvant en résulter ;
Attendu que lorsque des poursuites pour diffamation publique sont engagées à raison de la diffusion, sur le réseau internet, d’un message figurant sur un site, le point de départ du délai de prescription prévu par l’article 65 de la loi sur la presse doit être fixé à la date du premier acte de publication ; que cette date est celle à laquelle le message a été mis pour la première fois à la disposition des utilisateurs ; qu’en effet, il s’agit d’une infraction instantanée, qui est constituée dès le premier jour de sa commission quel que soit le mode choisi pour la porter à la connaissance du public, et que les spécificités techniques liées au fonctionnement du réseau internet ne sont pas suffisantes pour justifier un régime dérogatoire de celui fixé pour les autres supports -étant d’ailleurs rappelé à cet égard que par décision du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel a déclaré contraires à la Constitution les dispositions de la loi pour la confiance dans l’économie numérique faisant courir le délai de prescription, prévu par l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 et applicable aux services de communication au public en ligne, "à compter de la date à laquelle cesse la mise à disposition du public du message susceptible de déclencher" les actions publique et civile- ;
Attendu que s’il appartient au demandeur d’apporter la preuve du caractère public du message qu’il poursuit, c’est au défendeur de justifier de la prescription de l’action qu’il invoque, en prouvant que le premier acte de publication du message litigieux est antérieur de plus de trois mois à l’engagement de l’action ; que, toutefois, une modification du contenu du message ou un changement d’adresse du site peut constituer un nouvel acte de publication susceptible de faire courir un nouveau délai de prescription ;
Attendu, en fait, que le procès verbal de constat dressé le 17 novembre 2003 à la requête de la société Yves Rocher montre que sur le site internet accessible à l’adresse http://www.lecidef.com les propos litigieux étaient diffusés sous le titre : "[Edito de juillet 2003] Le franchisé est-il vraiment propriétaire de sa clientèle ?" ;
Attendu que cette mention ne suffit pas à établir que ce texte, daté du mois de juillet 2003, a été diffusé sur internet à cette période, mais qu’il convient de remarquer que le Cidef publie également un périodique sur support papier intitulé "La lettre du franchisé", dont le numéro de juillet 2003 présente en éditorial un texte portant le même titre "Le franchisé est-il vraiment propriétaire de sa clientèle ?" et ayant un contenu semblable, à l’exception de deux mots, à celui diffusé sur le site internet de cette association ; qu’il est démontré que cette revue imprimée a été livrée le 16 juillet 2003 ;
Attendu que pour prouver que l’article a été mis en ligne le 22 juillet 2003, les défendeurs versent aux débats une attestation de Valérie M. -avocat au barreau de Paris exerçant au sein du même cabinet que Monique B.- qui certifie que la mise en ligne des articles diffusés sur le site www.lecidef.com s’effectue lors de leur rédaction, concomitamment à leur diffusion au format papier, que le texte litigieux a été mis en ligne le 22 juillet 2003 et qu’aucune modification n’est intervenue entre cette date et le 27 janvier 2004, date à laquelle elle a personnellement retiré cet article du site ;
Attendu que cette attestation est conforme aux prescriptions de l’article 202 du ncpc, mais que la demanderesse relève à juste titre qu’elle émane d’une personne concernée par le présent litige, le site du Cidef comportant notamment un lien permettant d’accéder au cabinet d’avocats Ben Soussen et Meyer ;
Attendu que sont en outre produites deux attestations -la seconde complétant la première- rédigées par Joël L. directeur de projet et réalisateur de la société Isayas, dont il est également porteur de parts, qui indique que celle-ci a créé le site du Cidef au second semestre de l’année 2002, que l’article concernant la société Yves Rocher a été mis en ligne le 22 juillet 2003, que l’équipe du Cidef peut administrer ce site pour la mise en ligne ou la suppression d’articles, mais ne peut intervenir sur la base de données elle-même, "les dates qui apparaissent sur les impressions papier [étant] donc nécessairement les dates exactes" ;
Attendu qu’il importe peu que Joël L. ne soit pas le dirigeant de la société Isayas, qui, en sa qualité de prestataire de services, demeure suffisamment indépendante des défendeurs pour que l’objectivité du témoin ne puisse être suspectée ;
Attendu que ces derniers produisent également des pages "administration" du site du Cidef ; que la pièce numéroté 9 montre que la page intitulée "Edito de juillet 2003" a été créée le 22 juillet 2003 ;
Attendu qu’il résulte de ces divers éléments, qui se corroborent les uns les autres, que la preuve est suffisamment rapportée d’une mise en ligne initiale des propos incriminés à la date du 22 juillet 2003, soit plus de trois mois avant la délivrance de l’assignation introductive de la présente instance, en date du 20 janvier 2004 ;
Attendu, par ailleurs, que le texte litigieux n’a pas été ultérieurement diffusé sur un site accessible par une nouvelle adresse internet ; qu’une modification de la présentation du site est, certes intervenue puisque l’"Edito de juillet 2003" est passé de la première page du site à une rubrique dénommée "Edito" ; que, cependant, ce simple changement de page, sans modification du contenu de l’article en cause, ne peut être assimilé à un nouvel acte de publication susceptible de faire courir un nouveau délai de prescription, d’autant que ce déplacement à l’intérieur du site aboutit, en l’espèce, à rendre les passages poursuivis moins visibles ;
Attendu qu’en ce qui concerne le fonctionnement particulier du site de l’association Cidef, qui repose sur un langage spécifique dénommé "PHP", il convient de remarquer que si les pages du site ne s’affichent à l’écran qu’à partir du moment où l’internaute les sollicites, il ne peut pour autant en être déduit, comme le fait à tort la société demanderesse, que chaque sollicitation du texte litigieux constituerait une nouvelle publication donnant lieu, pour elle-même, à un nouveau délai de trois mois, ce qui aboutirait à rendre imprescriptible toute diffamation publique diffusée sur les sites internet fonctionnant avec ce type de langage ;
Attendu que les propos poursuivis ayant été mis en ligne pour la première fois le 22 juillet 2003 et aucun acte de publication postérieur, susceptible de faire courir un nouveau délai de prescription, n’étant caractérisé, la présente action intentée le 20 janvier 2004 se trouve prescrite, conformément aux dispositions de l’article 65 de la loi du 29 juillet 1881 ;

Sur les faits irrépétibles :
Attendu que compte tenu des circonstances de la cause, il y a lieu d’accorder globalement aux défendeurs la somme de 1500 € en application de l’article 700 du ncpc ;

DECISION
Le tribunal, statuant publiquement, contradictoirement et en premier ressort,
. Déclare les demandes de la société Yves Rocher irrecevables, comme prescrites,
. Condamne cette société à payer à Monique B., à Alain K. et à l’association Cidef la somme globale de 1500 € en application de l’article 700 du ncpc,

. Condamne la société Yves Rocher aux dépens.