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Grands problèmes contemporains

La recomposition des inégalités sociales

A l'aube du XXIème siècle, la question des inégalités est revenue au cœur des débats scientifiques et politiques. La croissance des inégalités de revenus est éclatante depuis vingt ans. Les inégalités de patrimoine sont plus grandes encore. Mais elles ne doivent pas occulter d’autres formes d’inégalités qui se maintiennent malgré des progrès : les inégalités entre les sexes, et les inégalités sociales face à la santé et aux loisirs.


Avec la remise en question de la thèse d’Henri Mendras sur la moyennisation des sociétés contemporaines (voir leçon 3) et  le succès des derniers ouvrages de Thomas Piketty (Le Capital au XXIème siècle, 2013 et Capital  et idéologie, 2019), la question des inégalités est revenue au cœur des débats scientifiques et politiques. La croissance des inégalités de revenus est éclatante depuis vingt ans et comme le dit Pierre Rosanvallon, elle se vérifie partout sur la planète (in La société des égaux, Seuil, 2011). Les inégalités de patrimoine sont pourtant plus grandes encore. Mais elles ne doivent pas occulter d’autres formes d’inégalités qui se maintiennent malgré des progrès : les inégalités entre les sexes, et les inégalités sociales face à la santé et aux loisirs.

Section 1. Le développement des inégalités de revenus et de patrimoine



 
Df.Le revenu disponible comprend les revenus déclarés à l’administration fiscale, les revenus financiers non déclarés et imputés (produits d’assurance-vie, livrets exonérés, PEA, PEP, CEL, PEL), les prestations sociales perçues et la prime pour l’emploi, nets des principaux impôts directs (impôt sur le revenu, taxe d’habitation, CSG et CRDS).

Le niveau de vie correspond au revenu disponible du ménage divisé par le nombre d’unités de consommation (UC). Il est donc le même pour toutes les personnes d'un même ménage. Les unités de consommation sont calculées selon l'échelle d'équivalence dite de l'« OCDE modifiée » qui attribue 1 UC au premier adulte du ménage, 0,5 UC aux autres personnes de 14 ans ou plus et 0,3 UC aux enfants de moins de 14 ans.
Le niveau de vie médian est le revenu qui partage la population en deux parties égales ; 50 % gagnant moins que ce revenu et 50 % plus. Il correspond au niveau de vie du cinquième décile. Les 10 % des personnes les plus modestes ont un niveau de vie inférieur ou égal au 1er décile (D1), le niveau de vie des 10 % les plus aisés est supérieur au 9ème décile (D9), la médiane D5 partage la population en deux parts égales.

Attention ! Il ne faut pas confondre médiane et moyenne. La médiane est la valeur qui sépare un effectif en 2 ; 50 % de l'effectif sont en dessous de cette valeur et 50 % sont au-dessus. La moyenne est le résultat d'un calcul : la moyenne arithmétique est la somme des valeurs divisées par l'effectif.
 

Le rapport inter-décile est fréquemment utilisé comme indicateur des inégalités : D10/D1 = Revenu moyen du décile le plus riche/revenu moyen du décile le plus pauvre.

En France, en 2019 (dernière année disponible), le niveau de vie médian est de 22 040 euros annuels, soit 1 837 euros mensuels, pour une personne seule, après impôts et prestations sociales. Il partage la population en deux : la moitié touche moins, la moitié davantage. C'est autour de ce montant que l'on peut situer les classes moyennes. On est pauvre quand on vit avec moins de 918 euros par mois, soit la moitié du niveau de vie médian au seuil de 50 %. On est riche à partir de 3 674 euros, le double du niveau de vie moyen (toujours au seuil de 50 %). Les 10 % les plus riches ont un niveau de vie moyen 6,9 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres. Ils vivent en moyenne avec 4 288 euros de plus par mois.


En 2018, le niveau de vie annuel médian des salariés est ainsi de 24 410 euros, mais celui des demandeurs d'emploi de seulement 15 310 euros. Les retraités ont vu leur niveau de vie médian augmenter pour se porter à 22 380 euros. S'il a globalement augmenté entre 2008 et 2018, ce n'est pas le cas des plus modestes (D1) comme le montre le document suivant.
Source : INSEE (Inégalités de niveau de vie et pauvreté entre 2008 et 2018 ? Revenus et patrimoine des ménages | INSEE).


Sur longue période, la remontée des inégalités que l'on observe à partir du nouveau millénaire est en rupture avec les évolutions du siècle précédent (voir graphique) et plus encore avec leur réduction considérable des années 1960 aux années 1980, celles des Trente Glorieuses et de la moyennisation de sociétés étudiées dans la troisième leçon.



A l'échelle comparée, on constate partout une augmentation des écarts D9/D1 depuis les années 1980 sauf au Japon et en France, laquelle se situe à un niveau intermédiaire entre les pays de l'Europe centrale et du nord d'un côté, les pays du sud de l'autre. On a donc une opposition entre les pays anglo-saxons, libéraux, les plus inégalitaires, et les pays scandinaves socio-démocrates, comme on peut le voir dans le tableau suivant.



Tx.Nicolas Frémeaux et Thomas  Piketty, Growing Inequalities and their Impacts in France , Country Report for France, january 2013.

L'indice (ou coefficient) de Gini est un autre indicateur synthétique d'inégalités de revenus qui permet lui aussi de comparer dans le temps et/ou entre pays. Il varie entre 0 et 1 (ou 100). Il est égal à 0 dans une situation d'égalité parfaite. Plus il est proche de 1 (ou de 100 selon les sources), plus l’inégalité mesurée est importante. Entre 0 et 1, l'inégalité est d'autant plus forte que l'indice de Gini est élevé. Sa représentation graphique est la courbe de Lorenz qui va mesurer le degré de concentration des niveaux de vie ou du patrimoine (ensemble des avoirs). Plus les courbes de Lorenz sont éloignées de la bissectrice, plus l’inégalité est grande.

Courdes de Lorenz

Ex.En France, le coefficient de Gini s'établit en 2022 à 0,294.

Pour la France, selon le coefficient de Gini, le niveau des inégalités de niveau de vie qui s'était réduit régulièrement au cours des années 1970-1980, est ensuite resté stable jusqu'à l'année 1998 où il est au plus bas (0,272) avant d'augmenter pour atteindre un pic en 2011 (0,298) et retrouver leur niveau de 1980. Le soutien aux bas revenus en 2019 avec la hausse de la prime d'activité consécutive au mouvement des Gilets jaunes (voir leçon 10) puis par les mesures pour limiter les effets de la crise sanitaire l'année suivante freinent cette hausse qui repart à partir de 2021 (0,294). En somme, l'inversion de tendance longue s'observe autant avec l'indice de Gini qu'avec le rapport interdécile.
En savoir plus : Evolution de l'indice de Gini des niveaux de vie




Cette augmentation des inégalités de revenus peut recevoir plusieurs explications qui alimentent la réflexion des économistes et parfois des politiques depuis le retentissement qu’a connu l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIème siècle, pari aux éditions du Seuil en 2013 (voir leçon 3) :
  • La propagation des bas salaires consécutive aux métamorphoses du travail au 3ème âge du capitalisme (voir leçon 4) ;
  • L’envolée des hauts et a fortiori des très hauts salaires, puisque l’on constate que ce sont les revenus des 1 % les plus riches qui ont le plus progressé en vingt ans, particulièrement dans les pays anglo-saxons (voir tableau ci-dessous « en savoir plus ») ;
  • Une évolution de la répartition des revenus défavorable aux salariés : entre 1988 et 1994, l’accroissement des revenus du patrimoine est de 3,9 % par an, tandis que les revenus d'activité des ménages décroissent de 0,5 % ;
  • Le déclin de la syndicalisation et un rapport de forces défavorable désormais aux salariés (voir leçon 9).
En savoir plus : Part des 1 % supérieurs des revenus dans le revenu total avant taxes et hors plus-values, 1981–2012 (ou dernière année connue). Source OCDE

Part du centile supérieur des revenus


En 2018, les 10 % des salariés les moins bien rémunérés touchent au mieux 1 280 euros par mois, les 10 % les mieux payés au moins 3 780 euros, soit trois fois plus. On entre dans le club du 1 % des plus hauts salaires à partir de 9 200 euros.
L'Observatoire des inégalités a publié en juin 2022 la seconde édition du Rapport sur les riches en France, sous la direction d'Anne Brunner et Louis Maurin (édition de l'Observatoire des inégalités). Il fixe le seuil de richesse au double du niveau de vie médian, soit 3 673 euros par mois après impôt pour une personne seule en 2019 (5 511 euros pour un couple et 7 700 euros pour une famille avec deux enfants). Selon les estimations de l'OFCE, environ 4,5 millions de personnes touchent davantage que ce seuil. 7,1 % de la population peut ainsi être considérée comme « riche » selon l'Observatoire.


Elle est générale, surtout en GB et aux USA. Ainsi, aux États-Unis, le salaire minimum des 10 % des salariés les plus riches est 5,1 fois supérieur au salaire maximum des 10 % les plus pauvres en 2009 alors que cet écart n’était que de 3,4 en 1973. Aussi ce pays a-t-il retrouvé un niveau d’inégalité supérieur à celui du début du XXème siècle pour les 10 % les plus riches qui s'accaparent 50 % du revenu total. Selon l'OCDE, en mai 2014, la part des revenus accaparés aux USA par le 1 % les plus riches a pratiquement doublé au cours des 30 dernières années (1981-2012) pour atteindre quasiment 20 % du revenu national ; de 6 % à 12 % en GB ; de 10 à 11 % en Allemagne, stable en France autour de 7. Les facteurs principaux sont le poids croissant de la finance et de ses rémunérations (pour Godechot, entre 1996 et 2007, la moitié de la progression des inégalités en faveur des très hauts revenus s'explique par le boom des rémunérations dans la finance) ; des politiques fiscales favorables aux plus riches.

Taux d'imposition, moyenne des pays de l'OCDE, en %


 
1981

2013

Taxation des dividendes 
75.2

 
42.6

Impôt sur le revenu 
65.7

 
41.7

Impôt sur le revenu
47.5

25.5

Source : OCDE, mai 2014.


En France, ces inégalités ont reculé jusqu'en 2011, date à laquelle l'Insee dresse le constat de leur remontée. L'Observatoire des inégalités précise que « dans le secteur privé, la part de la masse globale des salaires perçue par le 1 % le mieux payé avait diminué de 8,4 % en 1967 à 6,8 % en 1980. À partir de la fin des années 1990, elle a recommencé à augmenter pour revenir à 7,6 % en 2019 selon l'Insee (dernière année disponible). Le rapport entre le seuil des 10 % les mieux rémunérés et celui des 10 % les moins bien payés est passé de 2,87 en 2009 à 3,0 en 2021 selon l'Insee ». La diminution du chômage depuis 2016, qui aurait pu profiter aux bas revenus, n'a guère changé la donne car elle s'est accompagnée d'une hausse des emplois précaires et à temps partiel, comme nous l'avons vu dans la leçon précédente.



Les inégalités sont en grande partie amorties grâce à l’État, plus précisément grâce aux impôts et surtout aux prestations sociales. Les 20 % les plus pauvres touchent 2,1 fois plus de prestations sans condition de ressources (allocations familiales, allocation pour garde d'enfant...) que les 20 % les plus riches, mais ils reçoivent en moyenne 2 890 euros de prestations réservées à ceux dont les ressources sont insuffisantes (allocation logement, bourses scolaires, RSA, ...) contre 40 euros pour les 20 % les plus riches. Bref, grâce à la redistribution de l’État et de la Sécurité sociale, les 20 % les plus riches ne disposent plus que d'un revenu disponible 4,43 fois plus important que les 20 % les plus pauvres. Pour ceux-ci, la redistribution a augmenté de moitié les revenus, tandis que le revenu des 20 % les plus riches a diminué de 12,6 % (données 2018, INSEE).




Par ailleurs, comme le dit Louis Chauvel dans Les classes moyennes à la dérive, Le Seuil, 2006, il faut distinguer les inégalités statiques de revenu (l’écart de salaires entre le salarié des classes supérieures et le salarié des classes populaires), en déclin, des « inégalités dynamiques » (le temps qu’il faudrait au salarié des classes populaires pour voir son salaire rattraper celui du salarié des catégories supérieures), en hausse du fait du ralentissement de la croissance (3 à 4 % par an pendant les 30 Glorieuses, 0,5 % aujourd’hui). Ainsi, dans les années 1960, la différence de revenus était de 1 à 3 entre ouvrier et cadre ; l’ouvrier pouvait espérer « rattraper » les revenus du cadre en une quarantaine d’années (soit une génération) ; aujourd’hui il lui faudrait plus de 160 ans... Ce qui alimente le sentiment d’inégalités et de panne de l’ascenseur social.



Les dépenses contraintes sont celles auxquelles le ménage ne peut échapper et qui viennent évidemment grever son budget comme l’eau, le gaz, l’électricité, le logement, etc... Leur poids, croissant, pèse très différemment selon les CSP, du fait en particulier, du logement. La part des dépenses contraintes a fortement augmenté, passant de 12 à 29 % des revenus en moyenne depuis 1950. Entre 2005 et 2011, l’endettement des ménages pour l’immobilier a presque doublé, les encours de crédit sont passés de 442 milliards à 800 (un ménage sur deux détient un crédit immobilier et/ou à la consommation, 14 millions d’entre eux sont concernés). D’après le CREDOC, entre 1980 et 2007, la propriété du logement a globalement décliné ; elle est passée de 45 % à 33 % pour les bas revenus, elle est stationnaire à 46 % pour les classes moyennes, mais en augmentation de 51 à 70 % pour les hauts revenus. En 2011, 40 % des ménages endettés déclarent ne pas pouvoir s’offrir une semaine de vacances au cours des douze derniers mois, contre 28 % pour les autres ménages.




Tx.« La croissance des inégalités de revenus a fait l’objet de multiples études statistiques. Toutes convergent pour souligner la part prise par l’accroissement spectaculaire des rémunérations les plus élevées dans la constitution du phénomène, qu’il s’agisse de celles des grands patrons de l’industrie, des maîtres de la finance, ou tout simplement des cadres dirigeants, comme encore des grands sportifs ou des vedettes du show-business. Aux États-Unis, les 10 % des revenus les plus élevés totalisaient ainsi 50 % des revenus totaux en 2010, alors que ce pourcentage n’était que de 35 % en 1982. Dans le cas français, le salaire moyen des 1 % les mieux rémunérés a augmenté d’environ 14 % entre 1998 et 2006, et celui des 0,01 %, tout au sommet de l’échelle, de près de 100 %, alors que la progression sur la même période n’a été que de 4 % pour la grande masse des salariés du bas. Le mouvement ultérieur a vu cet écart continuer à exploser, comme l’ont montré des travaux publiés par l’Insee (la moyenne des revenus disponibles des 0,01 % les plus aisés est devenue 75 fois supérieure à la moyenne des 90 % les moins favorisés en 2007). L’accroissement de ces écarts se vérifie partout sur la planète. Symétriquement, le nombre de personnes touchant les rémunérations les plus faibles, comme les salariés au Smic en France, s’est accru (un salarié sur cinq y est actuellement payé au voisinage du salaire minimum), tandis que sont également plus nombreux les ménages vivant sous le seuil de pauvreté sous l’effet, notamment, du chômage et de la précarisation des formes de travail. »

Source : Pierre Rosanvallon, La société des égaux, Seuil, 2011.

Df.Le patrimoine détenu comprend les biens immobiliers, les actifs financiers ainsi que le patrimoine professionnel pour les actifs indépendants.

Début 2018, le patrimoine médian brut des ménages est de 163 100 euros, le patrimoine net (dettes déduites) médian s'élève en 2018 à 117 000 euros. Le patrimoine brut des ménages est principalement constitué de biens immobiliers (61 %) et d'actifs financiers (20 %). Attention : il s'agit du patrimoine toutes générations confondues, et l'on sait que la fortune augmente nettement avec l'âge. Entre 30 et 39 ans, le patrimoine net médian est de 51 400 euros, contre 194 300 pour les 60-69 ans.
Le patrimoine net moyen des ménages, c'est à dire déduction faite de leurs emprunts privés ou professionnels, s'élève à 239 900 euros. Mais ces chiffres ne disent pas grand-chose tant les écarts sont importants selon la catégorie de la population.

En 2018 toujours, les 10 % les plus fortunés possèdent près de la moitié (46 %) du patrimoine total des ménages ; ils disposent de 607 700 euros ou plus. Les 10 % les plus pauvres n'ont rien (enfin 0,1 % du patrimoine total très précisément), soit 3 800 euros ou moins. Selon l'Insee dans son rapport sur les revenus et le patrimoine des ménages, le niveau de vie des 20 % de ménages les plus aisés était, en 2018, 4,45 fois supérieur à celui des 20 % les moins aisés, contre 4,35 fois en 2008. Si l'on considère que le seuil de richesse en termes de patrimoine correspond au triple du patrimoine médian (c'est-à-dire plus de 490 000 euros), on comptabilise 4,5 millions de ménages fortunés soit 16 % des ménages français dépassent ce seuil de fortune et 4 % des ménages sont millionnaires.


Rq.Le patrimoine cumulé par les 500 plus gros propriétaires d'entreprises et leur famille a été multiplié par 9,3 entre 2003 et 2023. Il atteint 1 200 milliards d'euros en 2021. En savoir plus : La croissance démesurée des 500 plus grandes fortunes (inegalites.fr).


Sy.Trois conclusions principales :
  • Les inégalités de patrimoine entre milieux sociaux sont plus importantes que celles liées aux revenus : en France en 2010, le patrimoine moyen des 10 % les plus riches (1,2 million d’€) était 920 fois supérieur au patrimoine moyen des 10 % les plus pauvres (1 350 €) alors que l’inégalité entre le niveau de vie moyen des 10 % les plus riches et celui des 10 % les plus pauvres n’était que de 1 à 9 pour la même année.

  • Les écarts de patrimoine sont considérables selon les CSP : le montant du patrimoine médian des CSP souligne la séparation entre salariés et non-salariés, et au sein des non-salariés, la position prédominante des chefs d’entreprise et des professions libérales.

  • Ces écarts sont en très nette augmentation depuis ces dernières années : entre 1998 et 2015, la part du patrimoine des 10 % les plus riches a augmenté de 113 % tandis que celle des 10 % les plus pauvres a reculé de 31 %. En 2021, les 10 % les plus fortunés détiennent près de la moitié du patrimoine de l'ensemble des ménages, quand les 10 % les moins fortunés n'en possèdent que 0,1 %). La moitié des ménages la moins bien dotée ne dispose que de 7,5 % de l'ensemble (Observatoire des inégalités).

Cet accroissement des inégalités de patrimoine s’explique par le fait que les revenus tirés du patrimoine ont progressé beaucoup plus vite que les revenus du travail, mais aussi par la logique de « capitalisme actionnarial » du « 3ème âge du capitalisme » (voir leçon 4).


Les liens entre inégalités de revenu et inégalités de patrimoine sont nombreux :
  • Plus les revenus sont élevés, plus on a la possibilité d’épargner, donc de se constituer ou d’augmenter son patrimoine. Cela est d’autant plus vrai que les hauts revenus accèdent plus facilement au crédit, car leur capacité de remboursement est importante. Ils peuvent donc faire un emprunt immobilier pour financer l’acquisition d’un logement par exemple. D'après les données Insee de 2017, les 20 % du bas de l'échelle des revenus épargnent en moyenne 360 euros par an contre 16 000 euros pour les 20 % les plus riches (Centre d'observation de la société).
  • Le patrimoine est source de revenus, et comme on l’a dit, ces revenus augmentent plus vite que les revenus du travail.

Les inégalités économiques sont donc cumulatives d’autant plus que le patrimoine se transmet par héritage.

Rq.On constate en conséquence un retour du poids de l'héritage dans la reproduction du patrimoine qui avait été interrompu des années 1920-1930 aux années 1970, date à laquelle le poids de l'héritage est descendu à 35 % du patrimoine (contre 80 % au début du XXème siècle). Aujourd'hui, l'héritage pèse presque aussi lourd que dans les années 1920. Il s'établit aujourd'hui à environ 60 %. Désormais, les plus privilégiés – les 0,1 % qui touchent le plus d'héritage dans leur vie – ramassent en moyenne 13 millions d'euros soit 180 fois plus que la médiane des Français. Cf. Repenser l'héritage, note de décembre 2021 du Conseil d'analyse économique.

Section 2. Les autres inégalités



On a déjà noté l'élévation très marquée du taux d'activité féminin, ainsi que les progrès considérables faits pour la condition féminine depuis les années 1968 (voir leçon 2). Il n'en demeure pas moins que subsistent de nombreuses inégalités. On peut faire 3 constats :

- Les inégalités de répartition des tâches ménagères demeurent : En treize ans, entre 1986 et 1999, la part du travail domestique effectuée par les hommes est passée de 32 à 35  %. Les femmes, elles, s'occupent des tâches ménagères à 57  %. D'après la dernière enquête emploi du temps de l'Insee (2010, la prochaine se déroulera en 2025-26), les femmes consacrent en moyenne 3 h 27 par jour aux tâches ménagères, contre 2 h 6 pour les hommes. Il y a eu peu d'évolution : Les hommes ont vu leur temps de travail domestique augmenter de 1 mn en 31 ans et celui des femmes diminuer de 22 mn. Dans 49  % des cas, ce sont elles qui gardent un enfant malade. Les hommes ne le faisant que dans 11  % des cas. L'arrivée d'un enfant renforce les inégalités de répartition des tâches ménagères. Quand un premier bébé arrive, 65  % des conjoints travaillent tous les deux. À l'arrivée du deuxième enfant, 59  % des deux parents travaillent. Au troisième, seuls 43  % des couples sont biactifs. Le constat est identique pour l'Institut européen pour l'égalité entre les hommes et les femmes : en 2016, 80 % des femmes indiquent consacrer au moins une heure par jour à la cuisine ou au ménage contre seulement 36 % des hommes, un rapprochement très faible depuis 2003, date de la première enquête (voir tableaux). S'agissant des sois aux proches (enfant ou proche dépendant), la situation est plus équilibrée mais reste largement en défaveur des femmes : 46 % d'entre elles, contre 29 % des hommes, y consacrent au moins une heure chaque jour.


- On observe toujours des écarts de salaires de 28 % à poste égal en moyenne en 2010, 24,4 % en 2021 (Insee Focus n° 292, Insee, mars 2023). C'est en progrès : elles gagnaient en moyenne un tiers de moins que les hommes en 1951).


Mais par voie de conséquence selon la Commission européenne, en 2014 elles doivent encore en moyenne accomplir 79 jours supplémentaires de travail pour gagner autant que les hommes. Cet écart s'explique par :
  1. la part écrasante de femmes dans le travail à temps partiel (80 % des emplois),
  2. les interruptions de carrière et
  3. une part inexpliquée (environ 9 %) dans laquelle se trouvent les discriminations à poste égal, rappelle le ministère des Droits des femmes.
Ces décalages s'observent dès l'entrée sur le marché du travail (des inégalités d'autant plus étranges qu'à l'école, les filles ont de meilleurs résultats scolaires que les garçons et que parmi les jeunes générations, elles sont plus éduquées) et se perpétuent à la retraite. Chez les retraités, les écarts de revenus individuels entre les femmes et les hommes sont encore plus grands que pendant la période active. Les 10 % des femmes aux pensions les plus modestes ont des revenus personnels extrêmement faibles, inférieurs à 400 euros par mois avant prestations sociales, soit 55 % de moins que les 10 % des hommes retraités aux revenus les plus bas. Près d'une femme retraitée sur trois touche personnellement moins de 858 euros par mois. Un peu moins de 10 % des hommes retraités sont dans ce cas. Les écarts dans les droits à la retraite s'élèvent en 2019 à 41 % (1 924 euros pour les hommes, 1 145 pour les femmes), un écart que les droits conjugaux et familiaux (pension de réversion, par exemple) permettent de réduire à 24 % en moyenne selon l'INSEE. Cet écart reflète à la fois les écarts de salaires entre les femmes et les hommes, l'effet du temps partiel et celui des carrières moins souvent complètes chez les femmes (Observatoire des inégalités 2020 à partir des chiffres de 2015). Enfin, en raison des différences de carrières, les femmes partent en moyenne à la retraite un an plus tard que les hommes.


- Les femmes subissent une plus grande précarité : en 2019, 4,9 millions de femmes avaient un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, soit un taux de pauvreté de 15 %, très proche de celui des hommes (14 %). Mais au taux de pauvreté de 50 %, 18 % des familles monoparentales sont pauvres (84 % d'entre elles sont constituées d'une mère, INSEE 2016).  L'importance de cette catégorie de la population a conduit certains analystes à parler d'une « monoparentalisation de la pauvreté » contemporaine en France (Julien Damon, Fondapol, 2016, p. 17). Ce phénomène est d'autant plus préoccupant que les familles monoparentales n'ont cessé de voir leur part augmenter dans la composition des ménages français (passant de 9,4 % en 1974 à 23,3 % en 2014).

Rq.En 2019, 1 femme sur 3 occupe un emploi à temps partiel, soit 27 % d'entre elles contre 8 % des hommes.

Tx.Comme le dit le Portrait social 2013, « Le travail fait partie des déterminants majeurs des inégalités sociales de santé tout d’abord parce qu’il détermine pour une large part les conditions de vie, de revenus, de logement et de protection sociale des personnes. En outre, la situation sur le marché du travail et les conditions de travail contribuent elles aussi directement à la consolidation ou à la dégradation de l’état de santé. Depuis une vingtaine d’années, le travail se densifie, les rythmes s’accélèrent, l’autonomie se réduit [Gollac et Volkoff, 1996 ; Askenazy, 2004]. De plus, la santé joue aussi sur la participation au marché du travail et les conditions de travail de l’emploi occupé – ce que l’on appelle la sélection par la santé. »

Depuis les années 1960, l'espérance de vie a augmenté de 12 ans et demi pour les hommes comme pour les femmes ; en 2018, selon l'Ined, un Français âgé de 35 ans peut espérer vivre jusqu'à 81,4 ans en moyenne et une Française jusqu'à 86,6 ans. Mais elle diffère selon les classes sociales. Les hommes cadres peuvent compter vivre jusqu'à 84,7 ans, contre 79 ans pour les ouvriers, soit un différentiel de près de 6 ans. L'écart est également important s'agissant de l'espérance de vie d'une femme cadre (88,5 ans) et d'une ouvrière (84,9 ans). Cela s'explique par :
  • la pénibilité du travail,
  • la tendance à avoir des conduites à risque,
  • le niveau d'éducation,
  • la propension à consulter un généraliste ou un spécialiste,
  • une culture du corps différente, notamment l'attitude face à la douleur.

Source : Observatoire des inégalités.



À âge et sexe identiques, selon le ministère de la Santé, en 2022 les plus modestes sont plus exposés aux maladies chroniques, c'est-à-dire graves et longues, que les plus aisés. Les 10 % aux revenus les plus bas ont ainsi 2,8 fois plus de risques de développer un diabète que les 10 % les plus riches, 2,2 fois plus de risques de développer une maladie du foie ou du pancréas et une maladie psychiatrique. Ils sont 1,6 fois plus exposés aux maladies respiratoires chroniques, 1,5 fois plus aux maladies neurologiques ou dégénératives comme, par exemple, la maladie de Parkinson et la maladie d'Alzheimer et 1,4 fois plus une maladie cardiovasculaire. Seul le cancer ne les frappe pas plus que les autres catégories sociales.

Ex.L'obésité compte parmi les maladies les plus en progression : plus 7 points parmi l'ensemble des adultes entre 2000 (10 %) et 2020 (17 %). Mais cette progression s'observe bien plus chez les catégories populaires (+9 points chez les employés et +8 points chez les ouvriers) que chez les cadres supérieurs (+2,5). L'obésité est donc près de deux fois plus répandue au sein des catégories les plus modestes (18 % chez les ouvriers et les employés) que chez les catégories plus aisées (10 % chez les cadres supérieurs), selon l'édition 2020 de l'étude Obépi-Roche.

Les conditions de travail sont en grande partie responsables de ces inégalités tant l'exposition aux nuisances est sans comparaison selon les milieux socioprofessionnels. Si 30 % des salariés déclarent respirer des poussières ou des fumées au travail, selon les données 2019 du ministère du Travail, c'est le cas de près des deux tiers des ouvriers, contre à peine un cadre supérieur sur dix. La moitié des ouvriers sont également concernés par le contact avec des produits nocifs sur leur lieu de travail, contre 12 % des cadres et seulement 6 % des employés administratifs des entreprises, par exemple. Près d'un tiers d'entre eux affirment subir des nuisances sonores dans le cadre de leur travail, contre seulement 6 % des cadres supérieurs, soit six fois moins que les ouvriers.


Entre 2003 et 2017, la part des salariés exposés à au moins un produit chimique cancérogène, comme par exemple le benzène, la silice ou des fibres d'amiante, a diminué de 13,8 % à 9,7 %. Selon l'enquête 2017 du ministère du Travail, cela concerne un salarié du secteur privé sur dix soit 1,8 million de travailleurs. Les ouvriers qualifiés sont trois fois plus soumis à ces produits que la moyenne des salariés, et seize fois plus que les cadres supérieurs.


En 2018 (dernière année disponible), le nombre de personnes souffrant de maladies professionnelles reconnues est 17 fois plus élevé chez les ouvriers que chez les cadres. Sur 51 422 cas recensés selon l'Insee, deux tiers affectent des ouvriers et 22 % des employés. Seulement 2 % concernent des professions intermédiaires et 4 % des cadres supérieurs. 88 % de ces maladies sont les troubles musculosquelettiques (TMS) qui touchent particulièrement les ouvrières, les cancers et affections dues à l'amiante en représentent 7 %.


La progression des vacances a été un phénomène social au cours des années 1960-80 : en 1958, un peu moins d'un tiers des Français prend des vacances, c'est près de 45 % en 1964. En 1975, plus d'un Français sur deux part, 58 % en 1985 et en 1999, un peu moins de 60 % des Français partent en vacances (c'est d'autant plus significatif que la durée des congés payés s'allonge : 3 semaines en 1956, 4 semaines en 1969, 5 semaines en 1982). Cependant les inégalités se sont creusées sur la période la plus récente : parmi les couches aisées, le taux de départ reste de l'ordre de 80 %. Pour les familles modestes le taux a baissé : il a perdu 14 points entre 1998 et 2009, de 46 à 32 %. Les écarts sont encore plus grands pour les départs aux sports d'hiver.

En savoir plus : Pour approfondir

Voir les données des enquêtes Pratiques culturelles des Français lancées depuis 1973 par le Département des études et de la prospective du Ministère de la culture sous l'égide d'O. Donnat (« La stratification sociale des pratiques culturelles et son évolution 1973-1997 » in Revue Française de Sociologie, XL-I, 1999, pp. 111-119.

Les dernières données établissent un constat identique : en janvier 2024, seuls 42 % des personnes aux revenus inférieurs à 1 285 euros mensuels sont parties en vacances, contre 76 % de celles disposant de plus de 2 755 euros. 78 % des cadres supérieurs partent en congé, contre 47 % des ouvriers. La proportion de départs en vacances l'hiver à la montagne entre décembre et mars n'a pas changé entre les enquêtes de 2010 et 2023 du Crédoc. En 2023, seuls 9 % des Français en ont profité, avec des écarts considérables entre les milieux sociaux. 20 % des cadres et 17 % des hauts revenus vont en vacances d'hiver contre seulement 6 % des catégories populaires, ouvriers et employés, ou des bas revenus (inférieurs à 1 350 €).




De même, entre 1973 et 1997, on ne note pas d'évolution significative en matière de consommation culturelle consacrée (classique musique, théâtre, lecture...) alors que « le rapport à la culture lettrée est plus que jamais un enjeu dans les classements sociaux. » (Serge Bosc). En 2018, 62 % des cadres supérieurs ont visité un musée ou une exposition au moins une fois dans l'année contre 18 % des catégories populaires. 71 % des premiers sont allés au théâtre ou un concert au moins une fois dans l'année contre 38 % des seconds.


 
Rq.Note : sur l’échelle des niveaux de vie, les catégories pauvres correspondent aux 10 % de la population les plus pauvres, les classes moyennes inférieures aux 2ème, 3ème, 4ème et 5ème déciles, les classes moyennes supérieures aux 6ème, 7ème et 8ème déciles, les catégories aisées correspondent aux 20 % de la population les plus riches. Les pourcentages dans les catégories ont été lissés en moyenne mobile sur 3 années, en donnant un poids de 0,5 à l’année en cours (n), et 0,25 aux années n-1 et n+1.
Source : CREDOC, Enquêtes « Conditions de vie et Aspirations », 2012.

En revanche, entre 2015 et 2022, la fréquence des sorties culturelles a chuté : 9 points de fréquentation pour les évènements sportifs, 18 points pour le cinéma, 21 points pour les sites culturels, et même 33 points pour les spectacles vivants (INSEE). Le déclin des visites de musées s'observe dans tous les milieux sociaux, y compris chez les cadres supérieurs. En 1980, 80 % d'entre eux avaient visité au moins un musée ou une exposition dans l'année. En 2018, ils ne sont plus que 62 %. Chez les employés et les ouvriers, la baisse est antérieure (les années 1970) et beaucoup plus importante : un tiers en 1980 contre 18 % en 2018, presque moitié moins. Les inégalités se sont donc accrues : en 1973, le taux de fréquentation des musées et des expositions chez les cadres était deux fois supérieur à celui des catégories populaires (employés et ouvriers). En 2018, il est 3,4 fois plus élevé.




Diplôme et statut social jouent également un rôle dans les activités sportives comme le montrent les deux tableaux suivants. En 2018, 87 % des cadres supérieurs ont pratiqué au moins une fois un sport dans l'année, contre 57 % des ouvriers. En 2022, les personnes de niveau bac + 5 ou plus sont deux fois plus nombreux à pratiquer un sport (86 % contre 47 % que les non-diplômés. Outre ses vertus en termes de santé, la pratique du sport est un vecteur important de sociabilité mais aussi de prescriptions sociales.




En savoir plus : Sur l'ensemble des inégalités

Voir le rapport sur les inégalités sur le site internet de l'Observatoire des inégalités.

Sans y voir une relation mécanique, on peut conclure cette leçon sur les inégalités en remarquant combien elles sont corrélées avec le sentiment de solitude. Selon les données 2016 de la Fondation de France, un adulte sur dix a peu de relations sociales et sur l'ensemble de la population adulte, près d'un adulte sur cinq se sent « souvent » ou « tous les jours ou presque » seul. Le genre joue peu : 13 % des femmes sont concernées contre 11 % des hommes. L'âge plus : 8 % des 18-24 ans se sentent isolés contre 14 % des 50-64 ans. La position sociale encore plus (18 % des ouvriers se sentent souvent seuls, soit trois fois plus que pour les cadres supérieurs) ainsi que le diplôme (8 % des titulaires d'un bac + 2 ou plus sont concernés contre 20 % des non-diplômés) et le revenu : 7 % des personnes dont le niveau de vie est supérieur à 2 000 euros mensuels (par personne, après impôts et prestations sociales) sont touchées contre 18 % de celles qui touchent moins de 900 euros mensuels. Le plus déterminant est l'accès à l'emploi : 24 % des chômeurs disent se sentir souvent seuls, deux fois plus que l'ensemble des salariés.
 



Sy.Selon une étude récente de la Banque mondiale, ces inégalités ont été considérablement renforcées avec la crise sanitaire de Covid-19 au point de faire basculer plus de 100 millions de personnes dans la pauvreté en 2020. Les classes populaires ont payé un lourd tribut, en termes de conditions de travail comme en termes de santé avec une sur-représentation des décès. En France, elles ont nourri les rangs des « travailleurs de la deuxième ligne » (ceux en première ligne ayant été les professions médicales) qui ont continué à travailler (4,6 millions de personnes appartenant à 17 professions dans le commerce, les transports ou les services). Et lorsque ce n'était pas le cas, le chômage partiel a aggravé leur niveau de vie. 54 % des ouvriers et 36 % des employés ont subi lors du 1e confinement le chômage partiel tandis que 81 % des cadres travaillaient à domicile. À l'inverse, les 170 milliards de surplus d'épargne constitué durant cette période ont principalement profité aux plus riches : selon Vie publique, 70 % du surplus d'épargne aurait été accumulée par 20 % des ménages seulement.
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