7457

Grands problèmes contemporains

Les métamorphoses du travail au 3ème âge du capitalisme

Le monde du travail a connu des bouleversements sans précédents au cours de ces cinquante dernières années : l ’emploi s’est féminisé, tertiarisé et urbanisé ; il est aussi devenu plus qualifié. Les contraintes associées au travail ont progressivement changé de nature avec la montée des flexibilités : moins de fatigue physique mais davantage de stress au travail. Surtout l’emploi apparaît plus « éclaté » : le règne de la grande entreprise industrielle, marquée par une organisation du travail de type fordiste ou taylorien, avec essentiellement des contrats de travail à durée indéterminée et à temps plein est aujourd’hui dépassé. On assiste à un émiettement des situations qu’il s’agisse des statuts et des situations d’activité entre l’emploi et le chômage, des durées et des rythmes de travail, des modes de rémunération ou même des unités productives.
Les transformations du travail du 3ème âge du capitalisme ont profondément déstabilisé nos sociétés fondées sur le travail. Elles ont provoqué à la fois la précarisation de ceux qui sont exclus du travail et une fragilisation générale du salariat qui n’est pas prête de s’éteindre quand on sait qu’en 2013, 86 % des contrats signés sont des CDD. En dix ans, le nombre de CDD de moins d'un mois a plus que doublé. Or, plus de 25 % des nouveaux inscrits à Pôle emploi sortent d'un CDD, contre moins de 3 % d'un CDI.


Le monde du travail a connu des bouleversements sans précédents au cours de ces cinquante dernières années : l’emploi s’est féminisé, tertiarisé (presque 80 % de la population active y travaillant désormais contre 42 % en 1962) et urbanisé ; il est aussi devenu plus qualifié. Les contraintes associées au travail ont progressivement changé de nature avec la montée des flexibilités : moins de fatigue physique mais davantage de stress au travail. Surtout l’emploi apparaît plus « éclaté » : le règne de la grande entreprise industrielle, marquée par une organisation du travail de type fordiste ou taylorien, avec essentiellement des contrats de travail à durée indéterminée et à temps plein est aujourd’hui dépassé. On assiste à un émiettement des situations qu’il s’agisse des statuts et des situations d’activité entre l’emploi et le chômage, des durées et des rythmes de travail, des modes de rémunération ou même des unités productives.

Rq.Le « retour de la question sociale » depuis les années 1990 semble fermer la boucle ouverte avec l'invention du travail salarié et la « question sociale » du XIXème (voir leçon 2).

La question se pose aujourd'hui en raison des métamorphoses voire de la crise du travail, métamorphoses qui semblent affecter la capacité du travail à faire le lien social.
  • Donner un revenu : de plus en plus de personnes en sont privées et cette privation serait le premier pas vers l'exclusion ou la désaffiliation, et la source principale de la fracture sociale.
  • Il en va de même pour donner une place, une utilité sociale dans la société.
  • Fournir à l’individu une identité sociale est-il encore possible quand l'éclatement du collectif de travail rend plus difficiles les mécanismes d'identification collective, quand la hantise de la perte de travail détruit la solidarité, quand les organisations syndicales sont elles aussi en plein marasme (voir leçon 9) ?


Section 1. La transformation des modes de production


Luc Boltanski et Eve Chiapello, dans Le nouvel esprit du capitalisme (Gallimard, 1999), analysent « les changements idéologiques qui ont accompagné les transformations récentes du capitalisme » (p. 35), l’idéologie étant entendu de façon générale comme « un ensemble de croyances partagées, inscrites dans des institutions, engagées dans des actions et par là ancrées dans le réel » (1999 : 35). Ils distinguent trois périodes différentes du capitalisme, chacune marqué par un « esprit du capitalisme », c’est-à-dire « l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme » (p. 42).
  • Le capitalisme marchand du XIXème siècle, du bourgeois (capitalisme patrimonial et familial) mais aussi du « chevalier d’industrie », ayant le goût du risque.
  • Le capitalisme industriel des années trente aux années 1970 de la grande entreprise et du compromis fordiste : organisation, centralisation, bureaucratie, planification, directeur (salarié et non pas détenteur du capital), cadres, ingénieurs, hiérarchie, production de masse, consommation de masse, standardisation.
  • Depuis le choc pétrolier de 1973, le 3ème âge, le capitalisme financier mondialisé porteur de la cité par projets, justifiant un monde connexionniste (projet, lien et réseau) par opposition au modèle hiérarchique précédent.
En comparant deux corpus de textes de management, le premier des années 1960 et le second des années 1990, les auteurs montrent également comment le capitalisme se ressource et se régénère à sa critique, ici celle de 1968 dont les aspirations (créativité, autonomie, polyvalence etc...) sont reprises par le nouveau management et porteuses de transformations du travail considérables.


C’est du Japon, et plus précisément dans les usines Toyota, que sont expérimentées de nouvelles formes d’organisation du travail, à l’initiative de l’ingénieur Ohno, avant qu’elles ne soient importées aux États-Unis au début des années 1980 via les « transplants » nippons. Robert Boyer et Jean-Pierre Durand (L'après-fordisme, Syros, 1993) définissent le « toyotisme » comme des techniques organisationnelles destinées à améliorer l'efficacité de la production au centre desquelles se trouve la lean production ou production frugale, « au plus juste », ce qui induit zéro stock et la pratique des flux tendus. Il opère un renversement total de la logique de production.
La pratique du flux tendu suppose d’abord une main d’œuvre polyvalente (à l’inverse de la spécialisation du salarié typique du taylorisme) et sa flexibilité qu’encourage l’individualisation des salaires, alors que dans le modèle fordiste, les politiques salariales des entreprises étaient fondées sur un principe simple : la rigidité des salaires (chaque poste était associé à un coefficient inscrit sur une échelle de salaire négociée au niveau sectoriel par les syndicats et les employeurs ; le salaire ne variait pas selon les fluctuations économique).

L’impératif de flexibilité pour accroître la capacité d'adaptation de l'entreprise se décline de différentes manières. On en distingue 4 formes.
  • la flexibilité externe : ajustement par le recours au marché du travail (licenciements, externalisation, travail temporaire, contrats atypiques qui représentent désormais 80% des embauches dans les entreprises de plus de 50 salariés) ;
  • la flexibilité interne : par réajustement au sein de l'entreprise (formation, rémunération avec individualisation des salaires avec indexation sur les résultats de l'entreprise et l’organisation du travail) ;
  • la flexibilité quantitative qui consiste à diminuer la part des coûts fixes au profit des coûts variables ;
  • la flexibilité qualitative (interne par définition) pour adapter les qualifications et l'organisation de la production à la demande : polyvalence, atelier flexible, management participatif censé encourager l'initiative.
L’externalisation concerne principalement les fonctions d’exécution comme le nettoyage, la restauration, le gardiennage. Mais aussi des « services de concepts » comme les conseils et études, l’informatique. Elle explique le développement des PME voire des entreprises sans salarié tandis que dans le même temps, on assiste aussi à l’augmentation considérable des groupes et fusions. Qualifié de nonemployer puzzle aux États-Unis, le phénomène des entreprises sans salarié y a explosé en passant sur les vingt dernières années de 15 à plus de 22 millions d’entreprises. En France, leur nombre a doublé entre 2003 et 2014 (de 1,4 à 2,4 millions selon l’INSEE). La tendance s'est accélérée avec la dite ubérisation de l'économie (voir leçon 3), contribuant au coup d'arrêt donné à l'extension du salariat qui a marqué le XXème siècle.

Le système japonais a été qualifié de post-fordien, fordien, hyperfordien ou encore pré-fordien, mais l’on parle le plus souvent de post-fordisme. Il se diffuse ensuite aux États-Unis où, d’après Philippe Askenazy (Les désordres du travail, Seuil, 2005, p. 17), les 2/3 de l’industrie ont connu ce processus de réorganisation au début des années 1990, avant d’arriver en Europe quelques années plus tard. Mais ces processus de réorganisation ne concernent pas toutes les entreprises et pas toutes au même degré de sorte qu’au sein d’un même espace national, ou d’un même secteur, coexistent plusieurs modèles et même plusieurs combinaisons possibles de modèles pour une même entreprise. Robert Boyer et Michel Freyssenet dénombraient ainsi 6 modèles pour la seule industrie automobile (Les modèles productifs, La Découverte, 2000).

Ces métamorphoses sont liées au passage du fordisme au post-fordisme que l'on observe depuis la crise de 1973-74. Le fordisme se caractérisait par la production en série de produits standardisés et la fragmentation des tâches (voir leçon 2). Il impliquait:
  1. de fortes concentrations ouvrières à l'échelle nationale ;
  2. un fort interventionnisme étatique chargé de tempérer les influences économiques extérieures et de protéger la main d’œuvre nationale des effets de la concurrence internationale ;
  3. une gestion de type néo-corporatiste entre État-patronat-organisations syndicales.
Rq.Mais l’Organisation scientifique du travail comportait deux limites : d’une part, elle était rentable pour la production en grande série souvent de biens de consommation de masse (d’où le lien entre production et consommation de masse). Les coûts de la réorganisation du travail étaient amortis par un grand volume de production qui n’était possible que pour certains secteurs industriels seulement aujourd’hui en crise. Elle impliquait d’autre part des coûts humains, sociaux et ensuite matériels qui provoquaient absentéisme, roulement du personnel, conflits et désintérêt pour le travail.

Le post-fordisme s'inscrit dans une logique de globalisation économique et de concurrence internationale accrue qui n'est plus freinée par les barrières étatiques. Il s'organise sur le modèle centre/périphérie, entraînant la précarisation et la segmentation du marché du travail à l'échelle mondiale. Depuis la disparition des pays de l'Est, il est entièrement dominé par une conception ultra-libérale de l’État et de la société. Internationalisation de la production et diffusion idéologique vont donc de pair. Il s’inscrit aussi dans ce que le CNPF (ancêtre du Medef) qualifiait à partir de 1978 de « gestion concurrentielle du progrès social ». Il s’agissait de faire concurrence aux syndicats en leur reprenant la « gestion du social » ; d’où le rôle médiateur de l’encadrement et le développement des cercles de qualité par exemple.

La transformation technique du travail (faisant toujours moins appel aux grandes organisations de type taylorien) ainsi que le contexte de concurrence exacerbée produit par la mondialisation économique ont pour effets la précarisation de la force de travail et l’individualisation croissante de la relation de travail qui vont à l’encontre d’une évolution séculaire. Dans les deux cas, comme le dit Charles Goldfinger (Travail et hors travail, Odile Jacob, 1998), il y a « risque de disparition d’un référentiel commun qui sous-tend les liens d’appartenance culturelle et sociale à un ou plusieurs groupes ». L’éclatement des collectifs de travail remet en cause l'intervention publique qui structure la relation salariale et la vie de travail dans l'entreprise. De même, l’individualisation croissante des contrats (salaires, horaires, etc...) rompt avec la dynamique de collectivisation de la relation du travail au principe du droit social et semble renouer avec le « contrat de louage » du début du XIXème siècle. Pour les syndicats, cela constitue un véritable obstacle à l’unification des revendications permettant de dégager un « nous ». Il est vrai aussi que « la déréglementation et l’effondrement syndical de la fin des années 1970 et du début des années 1980 ont accéléré ces processus » de réorganisation du travail aux USA, dit Philippe Askenazy (Les désordres du travail, Seuil, 2005, p. 18), mais le constat vaut aussi pour l’Europe (voir leçon 9).

Les chantres de ce modèle voient dorénavant dans l’entreprise un lieu d’émancipation. L’entreprise serait devenue « post-bureaucratique », décentralisée voire réticulaire, régie par des managers et non plus des chefs. Elle requiert des salariés polyvalents, responsables, réactifs et adaptables auxquels elle redonnerait une autonomie dans le travail. Le « management participatif » a en effet repris aux politistes étudiant les budgets participatifs le thème de l’empowerment (« montée en autonomie »), c’est-à-dire principalement l’« utilisation de la prise de parole pour promouvoir la participation active et l’implication des membres de l’organisation » (Linda Putnam, Nelson Philips et Pamela Chapman in Stewart Clegg, Cynthia Hardy et Walter R. Nord, Handbook of organisation studies, Sage, 1996.)

Le management par projet, forme de despotisme doux pour S. Clegg et D. Courpasson (in Journal of Management Studies, volume 41, n° 4, june 2004, cité par Sciences humaines, n° 158 mars 2005), montre la capacité du capitalisme à s’adapter à sa critique venue de 1968 (dénonciation de l’autoritarisme, valorisation de l’autonomie individuelle, comme l’ont montré Luc Boltanski et Eve Chiapello). Il suppose un autocontrôle accru du salarié (par le reporting, compte rendu de ses activités par le salarié, les techniques de « développement personnel ») et un contrôle décentralisé, par les pairs (par le « feed-back » des cadres).

Toutefois, l’ensemble des enquêtes auprès des salariés révèlent une augmentation des pénibilités et des nuisances liées au travail, et surtout de la « charge mentale » constitutive de l’explosion des troubles musculo-squelettiques et du stress professionnel, variable selon les CSP comme le montre le tableau suivant. L'enquête 2012-2013 de la direction des études statistiques du ministère du travail montre une augmentation des contraintes de rythme de travail après une stabilisation de l'intensité du travail entre 1998 et 2005, période qui apparaît ainsi comme une parenthèse depuis les années 1980.

Par ailleurs, les plus touchés par le phénomène d’externalisation qui est aussi une précarisation du salariat sont les plus fragiles : les plus de 50 ans, les immigrés, les femmes, les personnes à santé fragile souvent en raison d’une maladie professionnelle ou d’un accident du travail. En revanche, ceux qui « s’en sortent » le mieux sont ceux disposant de capital social, de compétences linguistiques et évidemment et de plus en plus les surdiplômés.

Section 2. La nouvelle question sociale 


Comme l'explique Robert Castel, cette nouvelle organisation du travail a entraîné une profonde différenciation du salariat ainsi qu'une « fragmentation de l'organisation du travail et des collectifs fondés sur le travail » :
Tx.« Ce qui se joue à travers la mutation du capitalisme qui a commencé à produire ses effets au début des années 1970, c'est fondamentalement une mise en mobilité généralisée des relations de travail, des carrières professionnelles et des protections attachées au statut de l'emploi. » (L'insécurité sociale, Seuil, 2003, p. 43).
La nouvelle question sociale qui se dessine à la fin des années 1980 est différente de celle qui avait accompagné la révolution industrielle.


Attention ! (voir intro, partie statistiques), la définition du chômage et donc son comptage diffèrent selon Pôle Emploi (qui compte 3,4 millions en 2017 en catégorie A) et le BIT (2,6 millions en 2017).

Df.Pour le BIT, un chômeur est une personne en âge de travailler (15 ans ou plus) qui répond simultanément à trois conditions :
  • être sans emploi, c’est-à-dire ne pas avoir travaillé, ne serait-ce qu’une heure, durant une semaine donnée ;
  • être disponible pour prendre un emploi dans les 15 jours ;
  • chercher activement un emploi ou en avoir trouvé un qui commence ultérieurement
Pôle emploi, lui, distingue 5 catégories de demandeurs d'emploi :
  • A : Personne sans emploi, tenue d'accomplir des actes positifs de recherche d'emploi, à la recherche d'un emploi quel que soit le type de contrat (CDI, CDD, à temps plein, à temps partiel, temporaire ou saisonnier) ;
  • B : Personne ayant exercé une activité réduite de 78 heures maximum par mois, tenue d'accomplir des actes positifs de recherche d'emploi ;
  • C : Personne ayant exercé une activité réduite de plus de 78 heures par mois, tenue d'accomplir des actes positifs de recherche d'emploi ;
  • D : Personne sans emploi, qui n'est pas immédiatement disponible, non tenue d'accomplir des actes positifs de recherche d'emploi (demandeur d'emploi en formation, en maladie, etc.) ;
  • E : Personne pourvue d'un emploi, non tenue d'accomplir des actes positifs de recherche d'emploi.

Malgré la hausse globale de l’emploi depuis 1954, le premier choc pétrolier et la réorganisation du travail ont provoqué sa réduction sur plusieurs années (de 1974 à 1975, de 1980 à 1986, de 1991 à 1993, en 2003 et en 2008 pour le cas français). Le recul de la population salariée occupée dans l'industrie est considérable avec la perte d'un million d’emplois entre 1973 et 1983 (moins 14 %), et encore moins 9 % entre 1984 et 1993. En 1970, le secteur industriel totalisait environ 5 350 000 emplois. En 2008, il n'en totalise plus qu'environ 3 640 000. Il a donc perdu environ 1/3 de ses effectifs. La hausse du chômage est continue. On compte ainsi en France 593 000 chômeurs en 1973, 1 750 000 en 1981, 3,5 millions recensés officiellement en 1997, 2,8 millions  soit 9,8 % de la population active en 2012, 3,5 millions en octobre 2016. Amorcée en 2020, la décrue est nette en 2021 avec une diminution de 12,6 % des chômeurs en catégorie A (soit presque ½ million en moins, 3,3 millions au total, le plus bas niveau depuis 2012), 5,6 millions si on inclut ceux de catégorie B et C (Chiffres France entière hors Mayotte, DARES). Mais ces chiffres sont souvent contestés comme le montre l’exemple suivant.

Rq.D’après la DARES et l’ANPE, fin janvier 2007, il y avait 2 353 000 chômeurs soit 8,6 % de la population active. Pour le Directeur général de l’Unedic Jean-Pierre Revoil, le chiffre varie la même année de 1 à 4 millions. 1,1 millions sont indemnisés à temps complet et 1,8 millions si on y ajoute ceux qui travaillent en partie. L’ensemble des chômeurs inscrits sont 3 685 000, auxquels pourraient s’ajouter 412 000 allocataires dispensés de recherche d’emploi car ils ont au moins 57 ans et 700 000 chômeurs RMIstes non inscrits à l’ANPE.

Le chômage ne touche pas toutes les catégories sociales de la même façon. Celui des ouvriers non qualifiés (un ouvrier non-qualifié sur cinq est sans emploi) est, en 2012, 5,5 fois plus élevé que le taux de chômage des cadres, contre 4,9 fois un an plus tôt. D’après l’Observatoire des inégalités, les cadres et professions intermédiaires étaient quasiment au plein emploi avec un taux de chômage respectif de 3,7 et 5,4 %. Le chômage de longue durée est en hausse : 40,8 % des chômeurs sont au chômage depuis plus d’un an et 20,2 % le sont depuis deux ans ou plus (données INSEE 2013).

Evolution du taux de chômage selon la CSP


Selon Eurostat, 15,61 millions de personnes étaient au chômage dans l'Union européenne en juillet 2019 (6,3 % de la population active), dont 12,32 millions au sein de la zone euro (7,5 %). Les différences entre les États sont très importantes. Les taux les plus faibles ont été observés en Allemagne et en République Tchèque (respectivement 3 % et 2,1 %) ou encore la Pologne (3,3 %), tandis que les plus élevés ont été enregistrés en Grèce (17,2 %) et en Espagne (13,9 %). La France, elle, se classe en 4ème position des États les plus touchés par le chômage (8,5 %). 
En savoir plus : Derniers chiffres en Europe

Pour les derniers chiffres en Europe, avec données et carte : Eurostat
Mais si le taux d'emploi est en hausse depuis ces toutes dernières années, la sous-utilisation de la main d'œuvre, qui inclut toutes les personnes dont le besoin d'emploi est non satisfait, est élevée puisqu'elle touche d'après Eurostat à 29,4 millions de personnes en mars soit 13,9 % de la population active. Avec un taux de 16,1 %, la France est un des pays où la hausse a été la plus forte. Le sous-emploi y concerne 1,5 million de personnes en 2019.

Df.Sous-emploi : personne en emploi qui soit travaille à temps partiel, souhaite travailler davantage et est disponible pour le faire, soit a travaillé moins que d'habitude pendant la semaine de référence en raison de chômage partiel ou de mauvais temps

Le temps partiel a doublé entre 1980 (8 %) et 1997 (16 %). Il concerne en 2020 4,1 millions de salariés, dont 79 % de femmes. Surtout subi, il répond pour beaucoup à une stratégie de flexibilité de la part de l'entreprise. Il touche surtout les emplois de nettoyage, gardiennage, d’entretien ménager et d’abord les femmes, les jeunes peu diplômés (les 2/3 des sous-emplois ont un diplôme inférieur au baccalauréat) et les étrangers : 7,6 % de sous-emploi contre 4,7 % pour les Français (données INSEE octobre 2005). 

Le travail en intérim et les CDD sont eux aussi en croissance depuis les années 1980-1900 : au milieu des années 1990, environ 2 millions d’intérimaires occupent 550 000 à 650 000 emplois équivalents temps plein (ETP) contre 100 000 ETP en 1975. En 2012, 525 000 équivalent-emplois à temps plein (ETP) pour 1,9 millions d’intérimaires et 16 millions de contrats de mission d’une durée moyenne de 1,7 semaine ; en moyenne les intérimaires travaillent 2,6 mois par an. Ils représentent 3 % des salariés de l’ensemble des secteurs concurrentiels. En 2012, l’industrie a employé 229 500 intérimaires en ETP, soit 44 % du volume total de travail temporaire ; le secteur tertiaire 181 400 intérimaires en ETP, soit 35 % du volume total de travail temporaire. Au total ces deux formes d'emploi (précaires) représentent désormais 10,6 % des personnes en emploi, plus du double de 1982 (INSEE enquête emploi 2020).
Source : eurostat


Le développement de l'emploi précaire explique en grande partie l'augmentation de la proportion de travailleurs pauvres. Les salariés en emploi temporaire sont 3 fois plus souvent pauvres (16,3 % en Europe en 2015 selon Eurostat) que ceux qui ont un contrat à durée indéterminée (5,8 %). Le taux de pauvreté des travailleurs en contrat précaire a augmenté de 4,6 points en dix ans, contre + 1,4 point pour les plus stables. Autre facteur : le temps partiel. 7,8 % des travailleurs à temps plein vivent sous le seuil de pauvreté en Europe. Ils sont proportionnellement deux fois plus (15,8 %) chez ceux qui travaillent à temps partiel.

Df.On peut mesurer de différentes façons la pauvreté.  La plus courante repose sur des indicateurs statistiques :

Pauvreté monétaire
: une personne est considérée comme pauvre lorsque son niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. La pauvreté monétaire est mesurée de manière relative : le seuil est déterminé par rapport à la distribution des niveaux de vie de l’ensemble de la population. L’INSEE, comme Eurostat, privilégie le seuil à 60 % de la médiane.

Taux de pauvreté : pourcentage de la population dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté (on privilégie généralement le seuil à 60 % de la médiane des niveaux de vie).

Une approche « relationnelle » de la pauvreté, inspirée des analyses séminales du sociologie allemand Georg Simmel (1908) met plus particulièrement l'accent sur les formes institutionnelles du phénomène. Le statut de pauvre se définit alors par l'effet de l'entrée dans une condition d'assisté, par exemple allocataire du RSA. Elle inspire les travaux du sociologue français Serge Paugam sur la disqualification sociale.

On peut enfin étudier la pauvreté subjective, c'est-à-dire  le sentiment de pauvreté, comme l'ont fait Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon. « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, vol. vol. 59, no. 4, 2018, pp. 607-647.

En 2018, la France compte 5,2 millions de pauvres si l'on fixe le seuil de pauvreté à 50 % du niveau de vie médian (soit un taux de pauvreté de 8,3 %) et  9,3 millions si l'on utilise le seuil à 60 % (taux de 14,8 %). Entre 2005 et 2015, le nombre de pauvres a augmenté de 600 000 au seuil à 50 % et d'un million au seuil à 60 %. Le taux de pauvreté s'est élevé de 0,5 point au seuil à 50 % et de 0,9 point au seuil à 60 %. Les bénéficiaires des minimas sociaux sont en 2020 4,5 millions soit 10 % de la population.

Df.En France en 2022, on compte 10  minimas sociaux : le RSA, l'allocation de solidarité spécifique (ASS), l'allocation pour demandeur d'asile (ADA), l'allocation aux adultes handicapés (AAH), l'allocation supplémentaire d'invalidité (ASI), les allocations du minimum vieillesse (ASV et ASPA), le revenu de solidarité (RSO), l'allocation veuvage (AV) la prime d'activité et l'allocation temporaire d'attente (ATA).

Selon l’INSEE, les personnes vivant au sein d’une famille monoparentale sont particulièrement touchées par la pauvreté. Plus du tiers de ces personnes sont pauvres, soit une proportion 2,2 fois plus élevée que dans l’ensemble de la population. Entre 2005 et 2011, le taux de pauvreté des familles monoparentales a augmenté, passant de 29,7 % à 32,1 %. Les familles nombreuses sont également plus exposées : parmi les personnes vivant au sein d’un couple avec au moins trois enfants, 22,2 % sont confrontées à la pauvreté en 2011 (Portait social de la France 2013, p. 210).

En dix ans, le taux de pauvreté des travailleurs s'est élevé de 1,5 point, de 8,1 % en 2005 à 9,6 % en 2015 au sein de l'Union européenne. Il s'établit en 2018 à 16,8 % (au seuil de 60% du revenu médian de chaque pays) soit 86 millions de personnes. Avec de très fortes disparités selon les pays (il varie entre 10,1 % et 23,8 %). Comme pour le chômage, les pays les moins touchés sont la République tchèque (10,1 %), la Finlande (11,6 %), le Danemark (12,5 %), l'Irlande (13,1 %) ou encore les Pays-Bas (13,2 %). Et ceux qui le sont le plus se trouvent au sud (Espagne 20,7 % ; Italie 20,1 % ; Grèce 17,9 % ; Portugal 17,2 % et Croatie 18,3 %) et dans les pays baltes (21 % et plus). Comme on peut le voir, les plus touchés sont sans surprise ceux en emploi précaire.
En savoir plus : Derniers chiffres en Europe

Pour les derniers chiffres en Europe, avec données et carte : Eurostat
Taux de pauvreté en Europe


Taux de travailleurs pauvres en Europe selon le type de contrat


 
2005
en %

2010
en %

2015
en %

Évolution 2005-2015
en points

Travailleurs en contrat précaire
11.7

13.8

16.3

+ 4.6

Travailleurs en contrat à durée indéterminée
4.4

5.5

5.8

+ 1.4


Seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian. Lecture : 16,3 % des travailleurs en contrat précaire sont pauvres en 2015.
Source : Eurostat – © Observatoire des inégalités.

Taux de travailleurs pauvres en Europe selon la durée du travail


 
2005
en %

2010
en %

2015
en %

Évolution 2005-2015
en points

Travailleurs à temps partiel
11.5

13.5

15.8

+ 4.3

Travailleurs à temps plein
7

7.4

7.8

+ 0.8


Seuil de pauvreté à 60 % du niveau de vie médian.
Source : Eurostat – © Observatoire des inégalités.


La figure la plus extrême de la pauvreté est le « SDF ». Au début des années 1990, 400 000 personnes vivraient dans la rue. Le CERC (Centre d'étude des revenus et des coûts) estimait en 1993 à 1 % de la population en âge de travailler la proportion de ceux complètement dé-liés (SDF), 5 % à la fois exclus du marché de l’emploi et d’une grande pauvreté matérielle et relationnelle (CERC n° 109, 3ème trimestre 1993). L’INSEE comptabilise 141 500 SDF, dont 30 000 enfants, en 2012 soit 11 500 de plus que l’année précédente, et + 50 % depuis 2001 sous le double effet de la crise économique et de l’explosion des prix de l’immobilier. 2 sur 5 sont des femmes ; un quart d’entre eux sont des travailleurs pauvres. 53 % de ceux recensés dans les agglomérations de plus de 20 000 habitants sont d’origine étrangère. En 2014, 3,6 millions de personnes sont soit privées de domicile personnel, soit vivent dans des conditions très difficiles (privation de confort ou surpeuplement) ou précaires (hôtel, caravanes...). S’ajoute un halo de plus de 5 millions de personnes fragilisées par la crise du logement.

Df.Comment nommer ce qui apparaît être la négation d’un siècle de « progrès » et d’interventions étatiques ? Il y a différentes façons de parler du problème de la pauvreté : l’exclusion, souvent utilisée en France, renvoie à une opposition dedans/dehors, underclass aux USA à une distinction haut/bas, marginalidad en Amérique latine à celle centre/périphérie, comme le souligne Didier Fassin (in Serge Paugam, dir., L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, 1996, p. 263). Denise Jodelet ajoute dans le même livre (in Paugam 1996, p. 66 et suiv.) que le type d’exclusion renvoie toujours à un type de relations interpersonnelles et sociales :
  • ségrégation : mise à distance topologique ;
  • marginalisation : mise à part d’un groupe ;
  • discrimination : fermeture de l’accès à certains biens, ressources, rôles ou statuts, ou traitement différentiel et négatif.
 
René Lenoir porte la paternité du terme « exclusion » avec la publication de son ouvrage Les exclus, un Français sur dix (Seuil) en 1974 qui envisage sous cette catégorie des personnes inadaptées aussi diverses que les mineurs en danger, les enfants placés, les délinquants, les jeunes toxicomanes, les alcooliques, les malades mentaux, les marginaux ou encore les Français musulmans. Il compte 2 à 3 millions d’handicapés, plus de un million d’invalides âgés et 3 à 4 millions d’« inadaptés sociaux ».

La prise de conscience ou la vogue de la question de la précarisation du travail relance les débats au début des années 1980 qui débouchent sur la notion de « nouvelle pauvreté », avec un glissement de perspective : ce sont des catégories jusque-là bien insérées dans le tissu économique et social mais victimes de la crise économique qui sont désignées. Le terme est à son tour délaissé au profit d’« exclusion » à la charnière des années 1980-90. Ce changement témoigne d’une meilleure connaissance des populations concernées et surtout d’un changement dans les représentations du phénomène qui s’élargit à la question du lien social et non plus seulement de l’emploi.

Df.Pour le Ministère de l’emploi et de la solidarité, l’exclusion se définit comme étant un ensemble de mécanismes de rupture tant sur le plan symbolique (stigmates ou attributs négatifs) que sur le plan des relations sociales (ruptures de différents liens sociaux qui agrègent les hommes entre eux). L'exclusion est à la fois un processus, produit par un défaut de cohésion sociale, et un état, résultat d'un défaut d'insertion. Le concept d'exclusion se caractérise par 3 dimensions :
  • la sphère économique : précarité vis-à-vis de l'emploi, insuffisance chronique ou répétée des ressources ;
  • la non-reconnaissance : non usage des droits sociaux, droits civils, droits politiques ;
  • les relations sociales : déstructuration sociale et psychologique que la crise économique et les situations de non droits engendrent chez les individus, familles ou groupes sociaux.

Lorsque Robert Castel propose le concept de désaffiliation, son objectif est de dépasser le constat pour comprendre les mécanismes qui y conduisent. Il le propose la première fois dans un article du Débat de 1990 (n° 61, septembre-octobre) intitulé « Le roman de la désaffiliation. A propos de Tristan et Iseut. » Dans sa contribution au livre dirigé par Jacques Donzelot, Face à l’exclusion, le modèle français (Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 137-168), « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation », « il propose de distinguer deux axes permettant de penser les situations de dénuement : un axe d’intégration – non-intégration par le travail et un axe d’insertion – non-insertion dans une sociabilité socio-familiale. En somme, pour définir la désaffiliation, il est tentant de recourir à deux figures : déficit de filiation et déficit d’affiliation.» (Martin Claude, « Désaffiliation », in Paugam Serge (dir.), Les 100 mots de la sociologie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que Sais-Je ? », p. 61-62).

Ainsi peut-on comprendre ce qui unit la mère de famille monoparentale, le chômeur, le jeune en quête d’emploi, le RMIste. Ils ont en commun une fragilité professionnelle qui commence par l’emploi précaire et sa mise en défaut du rôle social car « une condition salariale forte jouait un rôle intégrateur fondamental dans la société et assurait la protection des individus contre les risques sociaux majeurs. » (Castel in Donzelot, dir., 1991, p. 157). Mais ils partagent aussi une fragilité d’insertion relationnelle en raison de la fragilisation des relations familiales et de la disparition des sociabilités de classe.

Ex.D’après une étude du CERC (n° 109, 3ème trimestre 1993), la corrélation est forte entre le taux de rupture conjugale et la précarité du rapport à l’emploi : la proportion des ruptures est de 24 % pour les individus ayant un emploi stable, 31,4 % pour ceux en travail précaire, 38,7 % pour celles inscrites au chômage depuis plus de deux ans. Les désunions constituent un « risque social », avec les familles monoparentales.

Sy.Les transformations du travail du 3ème âge du capitalisme ont profondément déstabilisé nos sociétés fondées sur le travail. Elles ont provoqué à la fois la précarisation de ceux qui sont exclus du travail et une fragilisation générale du salariat qui n’est pas prête de s’éteindre quand on sait qu’en 2013, 86 % des contrats signés sont des CDD. En dix ans, le nombre de CDD de moins d'un mois a plus que doublé. Or, plus de 25 % des nouveaux inscrits à Pôle emploi sortent d'un CDD, contre moins de 3 % d'un CDI. Outre les syndicats, cette crise du travail affecte nécessairement l’État social, forgé autour de lui : à la fois son système de redistribution et son ciment.
Fermer