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Grands problèmes contemporains

Des sociétés « moyennisées » ?

Les « Trente Glorieuses », et en particulier les années 1970, ont été celles d’une ascension sociale inédite pour les classes moyennes et populaires en termes à la fois pécuniaires avec la croissance du pouvoir d’achat, matériels avec l’accès aux biens de consommation de masse, et en termes de mobilité sociale ascendante, assurant aux enfants des conditions de vie très supérieures à celles de leurs parents. Aussi ont-elles donné lieu à des analyses saluant la fin des classes sociales et, en France, l’avènement d’une société « moyennisée ». Le retournement de conjoncture du milieu des années 1970 va toutefois enrayer ces évolutions au point que l’on puisse parler d’une repolarisation des sociétés contemporaines à la charnière du siècle.


Les « Trente Glorieuses », et en particulier les années 1970, ont été celles d’une ascension sociale inédite pour les classes moyennes et populaires en termes à la fois pécuniaires avec la croissance du pouvoir d’achat, matériels avec l’accès aux biens de consommation de masse, et en termes de mobilité sociale ascendante, assurant aux enfants des conditions de vie très supérieures à celles de leurs parents. Aussi ont-elles donné lieu à des analyses saluant la fin des classes sociales et, en France, l’avènement d’une société « moyennisée ». Le retournement de conjoncture du milieu des années 1970 va toutefois enrayer ces évolutions au point que l’on puisse parler d’une repolarisation des sociétés contemporaines à la charnière du siècle.

Section 1. Moyennisation ou (re)polarisation des sociétés contemporaines



La thèse de la moyennisation vient du sociologue Henri Mendras (1927-2003) dans La seconde révolution française (1965-1984), paru en 1988, même si Alexis de Tocqueville l’évoquait déjà d’une certaine manière lorsqu’il définissait les sociétés démocratiques par leur tendance à l'égalisation des conditions. Comme le titre de l’ouvrage l’indique, ce processus de moyennisation de la société française caractériserait la période des Trente Glorieuses entre 1945 et 1975.

Elle repose sur 5 constats :

  1. L’atténuation des disparités de revenus, de patrimoine et de loisirs entre les classes sociales depuis l’après-guerre. Ainsi, comme le rappelle Louis Chauvel (in Revue de l’OFCE, octobre 2001), de 1962 à 1979, le rapport entre le troisième et le premier quartiles est passé de 3,5 à 2,5, c’est-à-dire que l’on constate un enrichissement nettement plus rapide de la partie la plus modeste de la population par rapport à la plus aisée. On a aussi assisté à un rapprochement des revenus entre cadres d’un côté, ouvriers et employés de l’autre (écart de 1 à 2,7 en 1984 au lieu de 1 à 4 en 1968).
    En savoir plus : Les quartiles

    Si on ordonne une distribution de salaire, de revenus, de chiffre d'affaires..., les quartiles sont les valeurs qui partagent cette distribution en quatre parties égales. Ainsi, pour une distribution de salaires :
    le premier quartile (noté généralement Q1) est le salaire au-dessous duquel se situent 25 % des salaires ;
    le deuxième quartile est le salaire au-dessous duquel se situent 50 % des salaires ; c'est la médiane ;
    le troisième quartile (noté généralement Q3) est le salaire au-dessous duquel se situent 75 % des salaires.
    Le premier quartile est, de manière équivalente, le salaire au-dessus duquel se situent 75 % des salaires ; le deuxième quartile est le salaire au-dessus duquel se situent 50 % des salaires, et le troisième quartile le salaire au-dessus duquel se situent 25 % des salaires.
    On peut faire la même chose en divisant la population étudiée en 10 parties ; on a alors des déciles (voir leçon 5).
  2. La croissance de la mobilité sociale intragénérationnelle (par l’ascension professionnelle) et intergénérationnelle par la massification de l’enseignement faisant de l’école un moyen d’ascension sociale, d’où les attentes considérables à son égard et les stratégies afférentes (voir leçon 6).
    Df.Mobilité sociale : changement de position sociale entre générations (mobilité intergénérationnelle) ou au cours de la vie d’un individu (mobilité intragénérationnelle).
  3. L’homogénéisation des comportements, des pratiques et des styles de vie notamment au travers de la diffusion des biens de consommation courants et des biens culturels d’une part, de la généralisation des loisirs d’autre part. Elle conduit alors à parler  de l’« embourgeoisement de la classe ouvrière », car beaucoup d’entre eux vont pouvoir faire l’acquisition des équipements de base du foyer (le réfrigérateur, la télévision, la machine à laver, la salle de bain et, bien sûr, l’automobile). Certes les inégalités demeurent (par exemple la part des dépenses en alimentation représente en 1972 26,4 % du budget des cadres supérieurs, contre 39 % de celui des ouvriers et même 47 % du budget des ouvriers agricoles !) mais elles se sont largement estompées.
  4. La convergence des modes de vie s’accompagnerait de l’émergence de nouvelles valeurs regroupées sous le terme de libéralisme culturel (libéralisation des mœurs et tolérance accrue à l’égard de comportements autrefois jugés déviants comme l’union libre ; choix de son style de vie) ; d’un hédonisme et d’un individualisme accrus.
  5. L’extension considérable d’une vaste classe moyenne (il est cependant préférable de parler des classes moyennes au pluriel étant donné leur hétérogénéité, comme on le verra dans la section 2 de cette leçon) regroupant la plupart des cadres, des professions intellectuelles supérieures, des professions intermédiaires, des employés et une partie des ouvriers. Elle traduit l’expansion numérique de ces « nouvelles classes moyennes salariées » (pour reprendre une expression d’Alain Touraine), celles situées aujourd’hui autour de 1500 Euros de salaire par mois, correspondant ainsi au centre exact de la répartition des revenus.

Cette évolution aurait été permise par :
  • le niveau de croissance qui caractérise les Trente Glorieuses : le pouvoir d'achat a progressé de 4,3 % par an entre 1945 et 1975, soit un doublement en 20 ans ;
  • le développement de l’État providence et de la protection sociale qui, par la redistribution, a atténué les disparités sociales mais aussi gonflé les effectifs des cadres : ainsi les cadres supérieurs regroupés dans la catégorie Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) sont passés d’environ 500 000 en 1954 (soit 4,5 % de la population active) à 4,3 millions en 2010 (16,7 % de la population active), et les cadres moyens regroupés dans les professions intermédiaires représentent 24,4 % de la population active en 2010 contre 10,7 % en 1954 ;
  • la démocratisation de l’enseignement qui a favorisé la mobilité sociale et l’homogénéisation des comportements : la part d’une génération accédant au baccalauréat est passée de 13 à 28 % entre 1945 et 1975, sans alors provoquer de dévaluation des titres scolaires puisqu’il y a aussi deux fois plus d'emplois de cadres et de professions intermédiaires qui sont créés.


A la polarisation entre classes (ou groupes sociaux) et à l’image de la pyramide pour figurer la stratification sociale, Henri Mendras préfère celle de la toupie.

La pyramide des catégories sociales

La toupie d'Henri Madras



Deux constellations qui regroupent donc environ 75 % des actifs forment le « ventre » de la toupie :
  • La constellation centrale B, composée des Cadres et professions intellectuelles supérieures (CPIS) et Professions intermédiaires (PI) (soit environ 25 % des actifs), celle qui a gagné en nombre et, selon cette thèse, en homogénéité.
    Df.Les CPIS (Cadres et professions intellectuelles supérieures) : catégorie qui regroupe les professeurs et professions scientifiques salariés, les professionnels de l'information, des arts et des spectacles, les cadres techniques, administratifs et commerciaux d'entreprise et enfin les ingénieurs.

    Les cadres sont définis comme des agents possédant une formation technique, administrative, juridique, commerciale ou financière et qui exerce par délégation de l’employeur un commandement sur les collaborateurs de toute nature : ouvriers, employés, techniciens, agents de maîtrise, ingénieurs collaborateurs administratifs ou commerciaux. On distinguait autrefois les cadres supérieurs (associés à la prise de décision de la direction) et les cadres moyens (qui ne l’étaient pas et dont la fonction relevait aussi de l’exécution). Ces derniers sont désormais inclus dans la catégorie professions intermédiaires.

    Les PI (Professions intermédiaires) occupent une position intermédiaire sur l'échelle des revenus, des diplômes et dans la division sociale du travail. Elles regroupent, pour le pôle public les enseignants du primaire et des collèges, les personnels de la santé et du travail social, les agents administratifs de la fonction publique. Et pour le pôle privé : les administratifs et les commerciaux des entreprises, les techniciens et les contremaîtres et agents de services.
  • La constellation populaire D, rassemblant les ouvriers et les employés (environ 50 % des actifs) : les employés sont passés de 3 millions (16,1 % de la population active) en 1954 à 7,4 millions (28,9 % de la population active) en 2010, devant les ouvriers qui regroupent encore plus de 5,4 millions de personnes.

La constellation dispersée (C) est faite d’indépendants (actifs non salariés comme les artisans, commerçants et chefs d’entreprise sont environ 15 % de la population active) et de divers.

Aux deux extrêmes, A représente l’élite (3 %) et E les pauvres (3 %).

Plus la toupie est « ventrue », plus on a un pays égalitaire, au sens où riches et pauvres sont peu nombreux au regard des gens moyens.


La thèse de la moyennisation a été remise en cause depuis le XXIème siècle avec le constat de la remontée et de la cumulativité des inégalités repéré à partir des années 1980. Comme le dit Louis Chauvel, « si le mouvement numérique est fondé pour les Trente glorieuses, depuis le début des années quatre-vingt, il semble avoir cessé. Les inégalités économiques ont crû de façon modérée mais sensible surtout aux échelons intermédiaires de la société, où apparaîtrait un début de shrinking middle class, de rétrécissement de la classe moyenne, ce qui constitue un retournement par rapport à la tendance passée. » Face à la dualisation du marché du travail, certains parlent désormais d'une « polarisation » de la société en deux groupes distincts, très éloignés, chacun à une extrémité de l'échelle sociale.

Alain Lipietz utilise l’image du « sablier » (La société en sablier, La Découverte, 1996) versus celle de la « toupie » de Mendras. Il s’attache aux inégalités de la répartition des revenus qui confèrent à la société une forme de sablier par la superposition de deux mesures différentes :
  • la répartition par décile (fraction de 10 %) des contribuables en fonction de la part du revenu dont chacun de ces déciles dispose ;
  • la répartition des déciles de revenus en fonction de la part de contribuables qu’ils représentent.

Le sablier d'Alain Lipietz



Lecture : le haut du sablier figure les 10 % les plus riches des contribuables qui disposent d’environ un tiers des revenus, le socle les premiers 10 % de revenus qui représentent plus d’un tiers des contribuables.

Une autre représentation est celle du « strobiloïde » (du grec strobilos, « toupie ») inventée par Louis Chauvel en 1994.

Sur l’axe vertical, on a la variable sous forme d’indice croissant (ici, le revenu), l’indice 100 correspondant à la médiane de la variable (ici donc le revenu médian). La largeur de la courbe est proportionnelle au nombre d’individus pour chaque niveau de revenu. Plus la bosse de la courbe est décalée vers le bas par rapport au revenu médian, plus la société est inégalitaire. Plus la toupie est écrasée autour de la médiane, plus la société se « moyennise ». Le strobiloïde présenté ici ajoute une autre information, historique, par la superposition des courbes correspondant aux années 1956, 1984 et 1994. Il montre, et cela va dans le sens de la thèse de Mendras, qu’entre les deux premières périodes se constitue une vaste classe moyenne (au sens de « classe de revenu médian »), tandis que la dernière marque son appauvrissement, mais aussi l’élan des hauts revenus.
En savoir plus : Comparaison

Pour une comparaison du cas français avec neuf autres pays dont la forme en oignon des pays anglo-saxons qui témoigne de sociétés plus inégalitaires, voir l’article de Louis Chauvel dans Les Cahiers français n° 378.


Le stobiloïde de Louis Chauvel



L’ensemble des auteurs considérant que l’on assiste depuis plusieurs décennies déjà à une repolarisation des sociétés contemporaines constate d’une part, l’arrêt du processus d’égalisation des conditions, d’autre part la dégradation de la situation des catégories modestes. Ainsi celles-ci sont-elles plus soumises aux dépenses contraintes (logement, eau, gaz, électricité...) qui ponctionnent désormais près de la moitié de leur budget contre 22 % en 1979. Il s’ensuit des difficultés accrues pour l’accès à la propriété du logement et une diminution des dépenses de loisirs, notamment de départ en vacances. Ainsi, si les « hauts revenus » sont toujours plus propriétaires de leur logement (51 % d’entre eux en 1980 contre 70 % en 2007 d’après les données 2009 du CREDOC), et les classes moyennes stationnaires (46 % d’entre elles sont propriétaires de leur logement), les « bas revenus » dans cette situation ont fortement décru sur la même période, passant de 45 % en 1980 à 33 % en 2007 (soit moins 12 points). 85 % des cadres partent en vacances pour 34 jours en moyenne par personne, et 56 % des ouvriers partent pour 21 jours (Alain Bihr et Roland Pfefferkorn, Déchiffrer les inégalités, Paris, Syros, 1995).

Comme le signale Thomas Piketty (Le capital au XXIème siècle, Seuil, 2013), le déclin des inégalités a été en quelque sorte un « accident » historique dû successivement à :
  • la guerre,
  • la mise en place de l’impôt progressif : Piketty rappelle que sous Roosevelt, le taux marginal de l'impôt fédéral sur le revenu applicable aux plus riches a doublé, le faisant passer de 25 % à 63 %, avant de le porter à 91 % en 1941. Il est resté supérieur à 70 % jusqu'au début des années 1980 et jusqu'à ce que Reagan le ramène autour de 30 %,
  • la crise économique de 1929 provoquant krach boursier, faillite bancaire, faillite d’entreprises,
  • la vigueur des luttes sociales de 1936 ou de 1968,
  • l’État-providence et son rôle redistributeur, remis en question avec la révolution néo-libérale à partir des années 1980.

Section 2. Qui sont les classes moyennes ?


La thèse de la moyennisation repose, on l’a vu, sur l’idée de la constitution d’une vaste « classe moyenne ». Mais cet ensemble est très flou, au point que le pluriel devrait l’emporter. On peut distinguer trois définitions possibles dont l’enjeu est aussi politique et qui, au fil, voient s’évaporer un grand nombre de postulants (respectivement 66 %, 50 %, 30 %).



Font partie des classes moyennes, toutes les personnes qui déclarent y appartenir. Dans ce cas, les deux tiers de la population en font partie car on constate depuis les années 1960 une augmentation du sentiment d’appartenance aux classes moyennes, en décalage avec la réalité (ce qui est la preuve de la force d’attraction de la catégorie).

A quelle catégorie sociale avez-vous le sentiment d'appartenir ? (en %)

Source : CREDOC, enquête sur les « conditions de vie et les aspirations des Français », juin 2008.


Seuls 31 % ont le sentiment de ne pas appartenir aux classes moyennes quand objectivement selon le CREDOC, ils sont 40 % à ne pas en faire partie. Ou inversement, 68 % ont le sentiment d’y appartenir quand objectivement ils sont 60 % à en être.

C’est celle qui est privilégiée par le CREDOC et l’Observatoire des inégalités. Font partie des classes moyennes tous les ménages dont les revenus se situent entre 0,75 fois et 1,25 fois (OCDE) ou 1,5 fois (CREDOC) le revenu médian qui est de 1630 euros en 2011. Les 30 % les plus démunis composent les catégories « modestes ». Les 20 % les plus riches composent les catégories « aisées ». Les classes « moyennes » se situent entre les 30 % les plus démunis et les 20 % les mieux rémunérés.

En comparaison sur 4 pays cela donne :


Pour la France :


On regroupe les catégories sociales intermédiaires entre les salariés de direction et d’encadrement (cadres supérieurs) et les salariés d’exécution (ouvriers, employés) donc les PI, auxquels on ajoute les artisans et les petits commerçants. On obtient alors 30 % de la population.

Mais pour d'autres sociologues, « cette approche arithmétique des inégalités réduit la hiérarchie sociale au seul critère de la richesse économique, sans prendre en compte le rôle des conditions de travail et l'importance du capital culturel » (Cédric HUGREE, Etienne PENISSAT, Alexis SPIRE, Les classes sociales en Europe. Tableau des nouvelles inégalités sur le vieux continent, Marseille, Agone, 2017, p. 88). Sa prétention à permettre la comparaison à l'échelle européenne est par ailleurs illusoire tant les différences de revenus et de patrimoine sont grandes sur le continent, et difficilement collectables. Pour eux, les classes moyennes ont deux caractéristiques communes : d'une part, elles jouent un rôle d'interface entre les classes populaires et les classes supérieures ; d'autre part, leur travail les met en contact avec le public (personnel de soin et enseignants, très féminisés, mais aussi guichetiers ou comptables, commerçants, etc.). Comparativement aux classes populaires, elles subissent beaucoup moins le risque de chômage, d'abord en raison du poids du secteur public en leur sein (cependant très variable d'un pays à l'autre) et leurs conditions de travail sont plus stables quoique contraintes par la fréquence du travail le week-end et par la durée hebdomadaire de travail, s'agissant de métiers de contact. Leur capital culturel les rapproche des classes supérieures mais cet avantage « ne semble plus être suffisant pour garantir une promotion sociale » (ibid., p. 109). D'où leur peur du déclassement.

Tx.La perspective d’un historien, Serge Berstein, « Les classes moyennes devant l'histoire », Vingtième Siècle, n° 37, janvier-mars 1993, p. 3-12.

Pour lui, les classes moyennes se définissent selon trois critères :
  • Sentiment de (non) appartenance (ni prolétaire, ni classe supérieure).
  • Aspiration à rejoindre les strates supérieures.
  • Conscience de la fragilité de ce statut et crainte du déclassement.

Serge Bosc (Sociologie des classes moyennes, La Découverte, coll. « Repères », 2008) note quant à lui que cette catégorie pour le moins hétéroclite est traversée par deux clivages : une différenciation verticale correspondant à la hiérarchie implicite du salariat dans la nomenclature des PCS (cadres et professions intellectuelles supérieures, professions intermédiaires, employés) ; un clivage statutaire opposant les salariés du privé et ceux du public.

Section 3. Un déclin numérique des catégories populaires à nuancer


Si le déclin des ouvriers, en particulier des ouvriers non qualifiés, de l’industrie est sans appel, on assiste à une « tertiarisation » du groupe en raison de la stabilité des effectifs des ouvriers de l'artisanat et surtout des services. De leur côté, les employés connaissent un véritable déclassement social et professionnel. Aussi observe-t-on un rapprochement des deux catégories que traduisent bien l’expression de plus en plus utilisée de « catégories populaires » et l’émergence en cours d’une nouvelle catégorie : celle des « travailleurs non qualifiés ».


Les différents tableaux qui suivent sont suffisamment éloquents des évolutions de la stratification sociale pour ne pas nécessiter d’amples commentaires. Trois catégories sont en expansion sur la période des années 1980 à aujourd’hui en raison de la  tertiarisation de l’économie et de l’élévation des besoins en une main d’œuvre très qualifiée :
  • les employés qui sont aujourd’hui plus nombreux que les ouvriers (respectivement 27 % et 20 % des actifs en 2019),
  • les professions intermédiaires qui en regroupent plus d'un quart,
  • les cadres et professions intellectuelles supérieures qui ont plus que doublé pour atteindre 19 % de la population active.

Tout aussi clairement, les ouvriers (outre les agriculteurs dont le déclin est continu depuis des décennies, 1,5 % en 2019) apparaissent comme la catégorie qui a connu la chute la plus spectaculaire. Alors qu’ils représentaient au cours des Trente glorieuses près de 40 % de la population active au milieu des années 70, ils ne sont plus que 20 % aujourd’hui en raison des restructurations engagées à partir de la fin des années 70, passant par des réductions drastiques des effectifs, par exemple dans l’automobile et le textile, voire de la quasi-disparition de secteurs entiers comme la sidérurgie, les mines ou encore la construction navale. Les ouvriers étaient au nombre de 7 millions en 2000 contre 6,5 en 1962 et plus de 8 en 1975. Le chômage et la précarité affectent essentiellement les ouvriers non qualifiés (voir leçon 4).

Répartition de l’emploi par groupes socioprofessionnels de 1982 à 2019





En 1983, employés (26 %) et ouvriers (31,5 %) représentent 57,5 % de la population active. En 2012, encore près de la moitié (49 %) mais le rapport entre les deux catégories s’est inversé (28 % d’employés et 20,8 % d’ouvriers). 40 % des ménages sont des ménages ouvriers car les employés sont à 70 % des femmes et beaucoup sont mariées avec un ouvrier.

En fait, le noyau ouvrier est en rétraction mais ses marges sont en augmentation avec des frontières qui se brouillent à la fois avec les techniciens et les employés (M. Gollac in ouv. coll. Le monde du travail, La découverte 1998, p. 95-98.). Le groupe a vu son niveau de qualification progresser : le pourcentage d’ouvriers industriels non qualifiés est passé de 7,6 % de la population active en 1983-84 à 5,6 % en 1991-92 et 4,5 % en 1999-2000. Il s’est aussi rapproché des employés car désormais des emplois de production sont inclus dans les services comme les emplois de manutention et de logistique, tandis qu’une part des employés apparaissent d’un point de vue structurel comme des ouvriers des services (comme le souligne L. Chauvel dans la revue de l’OFCE, octobre 2001, p. 323) surtout depuis 1982 où la nouvelle nomenclature CSP ajoute à la catégorie les « personnels de service aux particuliers ». Entre 1982 et 1999, les personnels de service ont cru de 78 %, tout comme, mais de façon bien moins spectaculaire, les employés de commerce (38%), tandis que stagnait le nombre d'employés administratifs d'entreprise.

Comme le dit Serge Bosc, on a assisté au « déversement de l’emploi non qualifié d’un groupe [ouvrier] à l’autre [employé] » puisque, au même moment où le nombre de postes d'ouvriers non qualifiés a baissé entre 1984 et 2002 (- 610 000, soit - 22 %), celui des employés non qualifiés s'est accru de 900 000 (+ 39%). En 2002, le travail non qualifié représente 1 emploi sur 5 (pas de changements quantitatifs par rapport à 1975) dont 2,7 millions parmi les employés et 2 millions parmi les ouvriers, ce qui conduit certains sociologues, comme on va le voir, à proposer une nouvelle catégorie : celle des travailleurs non qualifiés.

Enfin, le déclassement social et professionnel touchant les employés se remarque aussi dans l’ouvriérisation des conditions de travail de certains employés. 

Ex.Les caissières de supermarché (enquête de Prunier-Poulmaire, 2000 et d’Isabelle Puech) sont de plus en plus à la disposition de l’encadrement qui s’efforce d’ajuster au plus près les effectifs à l’affluence des clients.

Au total, ces classes populaires que sont les ouvriers et les employés partagent 3 traits de leur vie quotidienne :
  • La faiblesse des ressources et possessions économiques, accentuée des années 1970 aux années 2010. Leurs salaires sont 3 fois plus faibles que ceux des cadres en 2009 ; ils sont compris entre 13 et 14 000 euros contre 38 000 euros pour les CPIS et 21 000 euros pour les PI.
  • Une vulnérabilité physique du fait de l'exposition aux produits chimiques, poussières et fumées, à la fréquence des accidents du travail (sur les accidents déclarés en 2007, le taux de fréquence est de 48,2 % pour les ouvriers, 20,6 % pour les employés, 6,8 % pour les PI et 3,2 % pour les CPIS)
  • Leurs conditions matérielles de vie sont difficiles (Siblot et al. 2015).

La crise de la société salariale depuis le passage au post-fordisme (voir leçon 4) se traduit notamment par la précarisation du et dans le travail ; les personnes modestes en emploi vivent chichement de leur travail, et celui-ci est fragile. C'est ce que le mouvement des Gilets jaunes, dont nous étudierons la dynamique dans la dernière leçon, a illustré avec éclats. Ils étaient pour les 2/3 d'entre eux des actifs des catégories populaires (ouvriers, employés), de la fraction inférieure des classes moyennes, mais aussi des petits artisans. Plusieurs auteurs (Blavier et Fourquet) ont noté une surreprésentation des professions se rattachant, pour les hommes, aux « milieux de la route » comme les chauffeurs ou les ouvriers mécaniciens, pour les femmes, des professions de la santé et des services à domicile. Outre de mauvaises conditions de travail (pénibilité physique, horaires) et d'emploi (contrats, rémunération), beaucoup ont connu ou connaissent des « galères professionnelles » et déclarent de gros problèmes de pouvoir d'achat en raison notamment du poids de leurs dépenses contraintes. De façon significative, Pierre Blavier titre d'ailleurs son ouvrage « la révolte des budgets contraints » (Pierre Blavier, Gilets jaunes. La révolte des budgets contraints, Paris, PUF, 2021).

Rq.La composition de la « délégation officielle » de huit personnes désignée fin novembre 2018 par une coordination nationale GJ pour rencontrer les pouvoirs publics symbolisait bien cette précarité qui affecte désormais de larges franges de la population, avec un intérimaire (Maxime Nicolle), une personne cumulant trois activités hétéroclite (Jacline Mouraud à la fois hypnothérapeute, accordéoniste « musette » et agent de sécurité incendie) et deux auto-entrepreneurs sur lesquels nous allons nous attacher (Priscillia Ludosky et Julien Terrier). Cf. Jérôme Fourquet, Sylvain Manternach, « Les "gilets jaunes" : révélateur fluorescent des fractures françaises », IFOP Focus, novembre 2018, p. 296.

Les transformations du marché de l'emploi conduisent des chercheurs à étudier les salariés non qualifiés dans leur ensemble (ouvriers comme employés) et, de plus en plus, la figure nouvelle des travailleurs des plates-formes qui ont émergé avec le processus d'ubérisation.

Tx.Thomas Amossé, Olivier Chardon, « Les travailleurs non qualifiés : une nouvelle classe sociale ? », Économie et statistiques, 393-394, 2006, p. 203-229, à partir de l’enquête Histoire de vie – Construction des identités, Insee, 2003.

Qui sont les premiers ? Pour T. Amossé et O. Chardon, il s’agit pour les employés, des agents des services de la fonction publique, des employés de l’hôtellerie restauration, des caissiers et employés de libre-service du commerce, des salariés de particuliers, des concierges et des vigiles ; au sein des ouvriers, ce sont les manutentionnaires et agents du tri, les ouvriers d’entretien, les ouvriers non qualifiés de l’industrie et du BTP ainsi que les ouvriers agricoles.

Ils partagent plusieurs caractéristiques :
  • Un déficit d’intégration professionnelle,
  • Des horaires et des lieux de travail éclatés, des statuts d’emploi précaires qui constituent des obstacles à l’appartenance effective à des collectifs de travail,
    Ex.Ils sont deux fois plus touchés que pour les ouvriers et les employés qualifiés soit par une forme particulière d’emploi (intérim, CDD, contrats aidés ou stages), soit par le sous-emploi (essentiellement le temps partiel subi).
  • Une sociabilité amicale moins étendue et des loisirs moins diversifiés,
  • Le retrait de la vie publique et le sentiment de ne pas être représentés.

Ex.« Les employés et ouvriers non qualifiés ont moins que les autres salariés milité un jour dans un syndicat : ils sont respectivement 8 % et 9 % à l’avoir déjà fait contre 14 % et 15 % pour les employés et ouvriers qualifiés ; cette moindre participation syndicale des non-qualifiés apparaît encore plus marquée si l’on considère les emplois les plus qualifiés, les cadres étant trois fois plus syndiqués que les ouvriers et employés. » (Thomas Amossé « Mythes et réalités de la syndicalisation en France », Premières synthèses, n° 44.2, Dares, 2004). Moins d’un tiers des non-qualifiés se sentent proches d’un parti, d’un mouvement ou d’une cause politique contre plus des deux tiers des cadres ; les ouvriers qualifiés sont de ce point de vue assez proches des non-qualifiés (35 % contre 47 % des employés qualifiés).

Qu’ils soient ouvriers ou employés, les travailleurs non qualifiés sont les salariés qui s’identifient le moins à une classe sociale (respectivement 43 % et 39 %), à l’opposé des cadres (61 %). En somme, « si la catégorie des non-qualifiés, encore émergente dans les représentations statistiques et sociologiques de l’espace social, donne le sentiment d’être objectivement consistante, elle apparaît subjectivement éclatée. » (Thomas Amossé, Olivier Chardon 2006).

Si, comme on l'a vu dans la deuxième leçon, la part de l'emploi indépendant dans l'emploi total a fortement diminué au cours de la seconde moitié du XXème siècle, sous l'effet des évolutions socio-économiques et notamment du déclin de l'emploi agricole, elle a connu un léger rebond depuis 2000 pour atteindre 12,4 % en 2020. Fin 2019, selon l'Insee, 3,5 millions de personnes exercent une activité non salariée en France, dont 0,4 million dans le secteur agricole. Sur ce total, 1,7 million sont des auto-entrepreneurs selon un bilan de l'Acoss-URSSAF. Le nombre de travailleurs indépendants a augmenté d'environ 1 million en dix ans. L'Insee comptabilisait ainsi, entre 2008 et 2017, une hausse de 33 % du nombre de travailleurs non-salariés ; de 85% entre 2000 et 2013. En 2020, pour la première fois, le nombre d'auto-entrepreneurs dépasse celui des travailleurs indépendants « classiques ». Fin juin 2021, un an après le premier confinement, la France comptait 2,23 millions d'auto-entrepreneurs administrativement actifs.
C'est en 2009 que le régime de l'auto-entrepreneur a été adopté en réponse à l'« ubérisation » de l'économie. Le terme a fait son apparition dans le dictionnaire Le Petit Larousse en 2017, qui le définit comme :
Df.la « remise en cause du modèle économique d'une entreprise ou d'un secteur d'activité par l'arrivée d'un nouvel acteur proposant les mêmes services à des prix moindres, effectués par des indépendants plutôt que des salariés, le plus souvent via des plates-formes de réservation sur Internet ».
Le phénomène découle en partie de la dynamique même du 3ème âge du capitalisme (voir leçon 4) qui précarise l'emploi par ses logiques d'externalisation et de recours à la sous-traitance. Dans un contexte de chômage de masse, devenir « son propre patron » peut aussi sembler être un moyen d'y échapper.

Rq.Sembler car dans bien des cas, les travailleurs indépendants peuvent entretenir une relation de dépendance économique voire de subordination avec les plateformes numériques de mise en relation. Dès 2016 du reste, on assiste à un début de rébellion de certains pour requalifier la prestation de service en contrat de travail. C'est ainsi que le tribunal correctionnel de Paris a condamné, le 19 avril 2022, Deliveroo France pour « travail dissimulé ».

La chercheuse Sarah Abdelnour voit les travailleurs « ubérisés » comme de « nouveaux prolétaires », terme renvoyant pour elle « à un ensemble de positions sociales caractérisées par une faiblesse des rémunérations, de l'insécurité économique, une faible reconnaissance sociale et un éloignement par rapport aux lieux de pouvoir ». Ils subissent différentes formes de vulnérabilité avec de mauvaises conditions de travail, souvent des horaires lourds pour une rémunération faible et une grande insécurité expliquant le fort turn over (car le système de notation conduit par exemple à l'exclusion de ceux ayant de mauvaises notes). Autant de mécanismes qui aggravent la précarisation au/par le travail. Car dans le même temps, ils bénéficient de droits bien moindres que les salariés et sont sortis des régulations collectives. Terreau de contournement du droit du travail, les plateformes numériques renvoient pour certains au travail à la tâche du capitalisme du XIXème siècle.


Sy.On assiste bel et bien à une réduction des distances sociales entre les couches moyennes et une partie des classes populaires mais de là à parler de moyennisation il y a un pas qu’on ne saurait franchir, notamment en raison de la remontée des inégalités depuis le milieu des années 1980, et plus encore depuis le début du millénaire (voir la leçon 5 sur la recomposition des inégalités). À cela s'ajoutent les effets de la crise Covid dont ont particulièrement pâti les catégories modestes, et désormais l'inflation.
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