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Histoire des institutions jusqu'en 1789

Le renouveau royal. Les débuts de la souveraineté (XIIIe - XVe siècles) : Commentaire de texte


Commentez le texte suivant en vous aidant du cours et de quelques manuels. Le thème à traiter est celui de l'indépendance du roi de France face à l'empereur d'Allemagne. Il faut donc replacer le document dans son contexte historique, sans omettre d'insister sur les points de droit pour construire le plan.

Un échange de lettres entre Henri VII et Philippe le Bel - 1312.
MGH, Constitutiones et acta publica Imperatorum, IV, 2, p. 813-814 ; trad. J.-M. Carbasse et G. Leyte, L'État royal, p. 31-32 et J.-M. Carbasse, Introduction historique au droit, Paris, PUF, 2ème éd., 1998, p. 246-247.
Tx.« Envoi par l'empereur récemment couronné, Henri VII, d'une lettre circulaire au roi de France, Philippe IV le Bel : "Le Seigneur qui, siégeant dans le trône suprême de sa divinité, règne avec douceur et clémence sur l'Univers, a élevé l'homme parmi toutes les autres créatures... pour lui attribuer le principat sur toute la création ; et pour qu'une aussi belle créature bénéficie de la même organisation hiérarchique que les habitants des Cieux, Dieu a voulu que, de même que tous les ordres des armées célestes militent au dessous de lui, de même a-t-il voulu que tous les hommes, bien que séparés et distingués en royaumes et provinces, soient néanmoins soumis à un prince unique".

Réponse donnée par le roi de France à l'empereur : "Philippe, par la grâce de Dieu roi de France, à l'illustre prince Henri, par la même grâce empereur des Romains, toujours auguste, son très cher ami, salut, vœux de succès, de prospérité ou de bonheur. — Nous avons reçu les lettres de Votre Sérénité, par lesquelles vous avez pris soin de nous annoncer votre couronnement et nous rendons grâces et louanges à Celui dont procèdent tous les biens d'avoir voulu honorer votre personne, qui nous a été et nous est, sans aucun doute, toujours chère, d'une telle sublimité. Et nous espérons bien désormais que si, en humble reconnaissance de ses bienfaits, vous veillez à vous engager dans la voie marquée par ses mandataires pour conserver la paix de la Sainte-Église de Dieu et vous occuper de la très pieuse affaire de la Terre Sainte, votre situation s'améliorera de jour en jour. —  Nous avons examiné attentivement le préambule de vos lettres et nous avons décidé de faire savoir ouvertement à votre altesse à quel point votre façon de parler a jeté dans un étonnement considérable les grands de notre royaume auxquels vous avez écrit, comme à nous-même, au sujet de votre couronnement. Dans cette préface en effet, vous semblez vouloir dire que, de même que dans la hiérarchie céleste toutes les armées du Ciel militent sous un seul Dieu, de même sur terre tous les hommes répartis dans les différents royaumes et provinces devraient être soumis au seul empereur romain et militer sous son autorité temporelle. — Si vous aviez mieux considéré la situation de notre royaume, qui pourtant vous est assez connue, vous auriez dû le reconnaître comme exempt de cette sujétion générale [que vous revendiquez]. Car il est notoire et généralement connu de tous et partout que depuis l'époque du Christ le royaume de France n'a jamais eu d'autre roi que le sien, placé directement sous Jésus-Christ, Roi des rois et Seigneur des seigneurs... et n'a jamais eu ni reconnu aucun supérieur temporel, quel que fût l'empereur régnant. Telle a été la position de nos ancêtres, telles est aussi notre position et celle de tous les habitants du royaume, telle sera toujours, Dieu aidant, celle de nos successeurs. De cela, votre excellence ne doit pas s'étonner. Car Celui qui habite dans les cieux et qui est attentif aux humbles, Celui dont dépend le salut des rois, le Très Haut Jésus-Christ, trouvant que ce royaume [de France] était, de préférence à tous les autres pays du monde, le fondement stable de la foi et de la sainte religion, considérant le grand dévouement de ce royaume à Lui-même, à son vicaire et à ses ministres, voyant qu'Il y était aimé, craint et honoré bien davantage que partout ailleurs, a voulu à son tour que ce royaume soit distingué, entre tous les autres royaumes et principautés, par quelque prérogative de supériorité, en l'exemptant de toute sujétion temporelle, quelle qu'elle soit et en confirmant son roi, à perpétuité, comme son seul monarque : c'est ce qui est démontré par la narration véridique des vieilles chroniques [...]. Nous ne pensons pas que vous ayez écrit ce qui précède dans un esprit de supériorité ; mais si par hasard – pourvu que ce ne soit pas le cas ! – votre intention venait à l'encontre de la nôtre, cela ne saurait évidemment nous convenir et nous ne pourrions l'accepter. Mais, avec l'aide de Celui pour lequel et au nom duquel nos ancêtres sont bien connus pour avoir versé leur propre sang, nous sommes bien décidés à maintenir et à défendre de toutes nos forces l'excellence de notre liberté"
».

En savoir plus : Commentaire proposé

A partir du milieu du XIIIème siècle, le Saint-Empire entre en déclin. Mais il affirme toujours ses prétentions hégémoniques, notamment à l'endroit de la France. Au début du XIVème s. l'empereur d'Allemagne Henri VII fait ainsi connaître ses intentions souveraines au roi de France (I). Philippe IV le Bel lui répond fin juillet-début août 1312 en insistant sur l'indépendance naturelle de son royaume vis-à-vis de l'Empire romain-germanique (II).

I. L'empereur, dominus mundi

La lettre de l'empereur à Philippe IV s'inscrit dans contexte juridique et intellectuel particulier, celui de la redécouverte et de l'utilisation du droit romain, un droit porteur de l'idéologie impériale (A). En s'inscrivant dans la filiation impériale romaine, Henri se déclare « prince unique » et tuteur naturel des royautés voisines (B).

  • A. L'impérialisme du droit romain redécouvert
Au XIème siècle en Italie le droit de Justinien est retrouvé et étudié. Au milieu du XIIème, les légistes impériaux n'hésitent pas à exploiter le droit romain pour renforcer l'autorité (auctoritas) de l'empereur sur les royaumes voisins (potestas).

  • B. « Un prince unique »
La lettre envoyée par l'empereur Henri VII débute par une description de la hiérarchie céleste : au sommet trône le prince du ciel, Dieu, et sous lui s'organise l'armée céleste des anges. Fort de cette métaphore, l'auteur de la lettre reprend l'idée de la hiérarchie au profit de l'empereur. Celui-ci est décrit comme le « prince unique » auquel sont soumis les royaumes et les provinces (texte 1, dernière ligne).
Les légistes impériaux considèrent en effet Henri VII comme l'héritier direct des anciens empereurs de Rome. C'est donc très logiquement qu'ils déclarent Henri, « maître du monde » (dominus mundi), tout comme l'étaient les empereurs du Bas-Empire. Mais les légistes vont plus loin encore. Ils renforcent leur doctrine en utilisant l'aura que véhicule le droit romain récemment redécouvert. Ils n'hésitent pas ainsi à exploiter la distinction entre auctoritas et potestas. Attribuant la première au seul empereur, ils ne reconnaissent que la seconde, la potestas, aux rois, pouvoir dépendant de l'auctoritas impériale.


II. Le roi de France, princeps


Les légistes du roi Philippe le Bel n'entendent pas subir les affirmations hégémoniques d'Henri VII sans réagir. La lettre qui est retournée à l'empereur est sans ambigüité : le royaume y est décrit comme parfaitement indépendant (A) et le roi de France comme son seul prince (B).

  • A. Un royaume indépendant
Les légistes du roi rappellent que le royaume de France n'est le sujet de personne (« Si vous aviez mieux considéré la situation de notre royaume [...] vous auriez dû le reconnaître comme exempt de cette sujétion générale ». C'est d'ailleurs là, semble t-il, une volonté divine, puisque « le Très Haut Jésus-Christ, trouvant que ce royaume [de France] était, de préférence à tous les autres pays du monde, le fondement stable de la foi et de la sainte religion [...] a voulu [...] que ce royaume soit distingué, entre tous les autres royaumes et principautés, par quelque prérogative de supériorité, en l'exemptant de toute sujétion temporelle ».

Il faut dire que dès la mort de Saint-Louis, le roi de France apparaît comme le roi le plus puissant de la chrétienté. Le « royaume des Lys » est vécu comme « le premier qui soit sous le ciel ». Il semble bien être béni de Dieu et dans ces conditions l'Empire ne constitue plus une menace pour l'indépendance française. C'est ce que rappelle également le statut de son roi.

  • B. « Rex Franciae in regno suo princeps est »
Depuis le début du XIIIème s. déjà, le roi de France ne se reconnaît plus de supérieur au temporel (cf. décrétale « Per venerabilem » de 1202). Vers 1260 encore, l'auteur du Livre de jostice et de Plet affirme que « Le roi ne tient de nul ». Le roi de France ne dépend donc de personne, pas plus dans le royaume, où sa qualité de suprême suzerain le place définitivement au sommet de la hiérarchie féodale, qu'à l'extérieur, où sa souveraineté naissante commence à l'émanciper de l'autorité impériale.

Les auteurs de la lettre de 1312 s'inscrivent parfaitement dans ce mouvement, en soulignant que le roi ne se reconnaît aucune « sujétion temporelle » (l'empereur) et qu'il ne tient sa couronne que de Dieu (« le royaume de France n'a jamais eu d'autre roi que le sien, placé directement sous Jésus-Christ »). Cette exception française est, comme cela a été dit, la volonté divine, mais également le fruit d'une longue tradition (« Telle a été la position de nos ancêtres »). Comme on le voit c'est le poids de l'histoire qui est ici convoqué pour emporter définitivement la conviction. C'est donc sans détour que Philippe revendique, à la fin de sa lettre, « l'excellence de [sa] liberté ».

Bientôt le roi de France revendiquera pour lui les mêmes pouvoir que l'empereur, l'autorisant à exercer à la fois de l'imperium, la potestas et la juridictio. Le roi de France est définitivement « empereur en son royaume » (Rex Franciae in regno suo princeps est).
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